La puissance qu’ont acquise les GAFAM suffit pour le contredire, à tel point que l'on peut même prédire que les entreprises qui n’auront pas su s’informatiser raisonnablement finiront par disparaître. Plus généralement, les pays qui n’auront pas su s’informatiser n’auront plus aucune influence dans les affaires du monde.
Les techniques fondamentales pour l'économie sont en effet aujourd’hui celles de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet : la mécanique, la chimie, l’agriculture et l’énergie, qui ont été les techniques fondamentales jusque dans les années 1970, évoluent désormais en s’informatisant2.
Rappelons-nous ce qui s’est passé au XIXe siècle. En quelques décennies la Grande-Bretagne est devenue la puissance dominante parce qu’elle avait su la première maîtriser la mécanique et la chimie : les armes qu’elles permettaient de concevoir lui ont permis, lors des guerres de l’opium, de vaincre facilement la Chine qui avait été jusqu’alors la première puissance mondiale.
La nation qui maîtrisera le mieux les techniques de l’informatique et saura les utiliser efficacement dominera le monde. C’est l’ambition de la Chine, c’est pourquoi elle investit massivement dans ces techniques comme dans l’art de leur utilisation : toutes ses grandes entreprises ont misé sur l’informatique3.
Aucun projet de crypto-monnaie souveraine, par exemple, ne pourra réussir sans la maîtrise des techniques les plus avancées (processeurs multi-cœurs, programmation parallèle, etc.) et sans l’intelligence de leur mise en œuvre.
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En France la classe sociale qui dirige la politique et les grandes entreprises, ayant été formée à l’expertise dans l’art de la communication, méprise ce qu’elle juge « technique4 » et ignore l’informatique : elle parle ainsi abondamment du « numérique », mot-valise vide de sens, et se laisse fasciner par les chimères qu’évoque l’expression « intelligence artificielle ». L’inexactitude de son vocabulaire révèle son refus de percevoir, de comprendre la situation historique à laquelle notre pays est confronté.
Il ne pourra cependant conserver à la longue un droit à la parole dans le concert des nations que s’il prend conscience de la transformation que l’informatisation a apportée à la définition des produits et des compétences, à l’ingénierie de la production, à la forme de la concurrence et du travail humain, et s’il fait le nécessaire pour en maîtriser les techniques fondamentales car c’est une condition nécessaire de l’habileté de leur utilisation.
À défaut d’être un informaticien tout dirigeant doit donc acquérir une intuition exacte de l’informatique et une culture de l’informatisation (c’est pour tenter de les lui procurer que j’ai publié De l’informatique). Sinon la France sera colonisée par les nations qui, ayant pris de l’avance dans les techniques de l’informatique, auront su s’informatiser efficacement.
Le monde deviendra alors plus pauvre et plus terne car la France ne pourra plus y faire rayonner les valeurs de notre République.
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1 Nicholas G. Carr, « IT doesn’t matter », Harvard Business Review, mai 2003.
2 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.
3 Pascal Ordonneau, Crypto-Yuan, La route de la soie, 2020.
4 « La technique, moi, je n'en ai rien à foutre » (Michel Bon, président de France Télécom, lors d'une conférence à Dauphine).