mercredi 12 août 2020

Jean Castex : démagogie ou immaturité ?

Après avoir entendu le 15 juillet la déclaration de politique générale du Premier ministre j’ai dit mon inquiétude à une amie.

Elle : il faudrait savoir si Jean Castex pense vraiment ce qu’il dit. Les Français sont tellement immatures, tellement capricieux qu’il faut avant tout les calmer. Un ronron démagogique autour de l’environnement et du social peut les apaiser, ce sera toujours ça de gagné.

Moi : les Français ne sont pas tous immatures. Beaucoup d’entre eux sont capables de reconnaître, si on la leur présente, l’orientation qui permettra de redresser notre économie…

Elle : je sais à quelle orientation tu penses. Crois-tu qu’un Premier ministre puisse l’évoquer ? Cela ferait ricaner les gens des médias, les économistes les plus renommés et aussi ses petits camarades énarques, car s’intéresser à cette orientation est aujourd’hui, en France, le plus sûr moyen de couler sa carrière. Le virus de l’immaturité est endémique.

Moi : je crois pourtant utile de décrire clairement la situation. Je connais des énarques qui ont tout compris, c’est donc possible. Il est vrai qu’ils ont sacrifié leur carrière…
Je veux croire que Jean Castex n’est pas un démagogue et qu’il pense vraiment ce qu’il a dit. Je prends donc son discours au sérieux : il n’en est que plus inquiétant.

*     *

« Nous pouvons redevenir une grande Nation industrielle grâce et par l’écologie », a dit Jean Castex.
C’est une erreur stratégique car l’écologie n’est pas une ressource mais une contrainte.

Cette contrainte est absolue : il faut impérativement respecter la nature et combattre le réchauffement climatique. Cela suppose un changement des comportements et, aussi, la mise au point de procédés nouveaux s’appuyant sur l’état de l’art des techniques.

Mais l’écologie utilise les techniques : elle ne se trouve pas sur le front de taille de leur évolution1.

Les techniques fondamentales du système productif étaient naguère la mécanique, la chimie et l’énergie. Le « système technique contemporain2 » (STC) qui s’est déployé à partir des années 1970 s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet. La mécanique, la chimie et l’énergie n’ont certes pas disparu ainsi que la nature physique dans et sur laquelle elles agissent, mais leurs progrès actuels, ainsi que ceux de la biologie et de l’écologie, résultent de leur informatisation : les automobiles, avions, machines à laver, cuisinières, etc., se perfectionnent en s’informatisant, leur conception s’appuie sur des simulations dans l’espace « virtuel » de l’informatique.
Industrialiser, aujourd’hui, c’est informatiser, et cette action comporte deux dimensions : utiliser et produire l’informatique.

Utiliser l’informatique

Lorsque Jean Castex dit « nous accélérerons la numérisation des entreprises et des administrations », il se sert d’un terme inexact pour parler de leur informatisation, c’est-à-dire du système d’information qui organise et outille le travail qu’il convient d’automatiser comme celui qu’il vaut mieux confier au cerveau humain3.

Le système d’information s’entrelace ainsi à la production, à la gestion et à la stratégie : il éclaire la mission de l’entreprise4. Sa définition suppose donc une démarche dont la profondeur contrarie ceux qui, adhérant à une conception presse-bouton de la technique, croient qu’il peut suffire de se procurer des « outils ».

J’ai consacré des livres et articles à l’art de l’informatisation et aux pièges qu’il doit éviter5. Cet art étant difficile et méconnu, les systèmes d’information sont généralement en mauvais état. Ni le système de santé, ni le système judiciaire, ni le système éducatif ne sont aujourd’hui raisonnablement informatisés. Les entreprises dont le système d’information est de bonne qualité sont de rares et admirables exceptions.

La plupart de nos entreprises sont immatures et donc obsolètes en regard du système technique contemporain et de la situation présente6. Le Premier ministre n’aurait-il pas dû leur demander, en contrepartie des milliards que l’État va leur distribuer pour compenser les effets de la crise sanitaire, d’y remédier pour « recréer les conditions d’une croissance économique plus robuste, plus innovante, plus écologique et plus solidaire » ?

Si Jean Castex pensait aux systèmes d’information lorsqu’il a parlé de « numérisation », il l’aurait dit. Le plus vraisemblable, c’est qu’il est de ceux, nombreux, qui, évoquant le « numérique » et l’« intelligence artificielle7 » sans penser à ce que ces mots désignent, « parlent sans jugement de choses qu’ils ignorent8 ».

Lorsqu’il dit « nous développerons sur notre territoire les technologies d’avenir », pense-t-il aux techniques fondamentales du STC ? Il ne mentionne que l’écologie, avec un « plan vélo », la « rénovation thermique des bâtiments », etc9., et « des interventions ciblées sur les filières stratégiques comme l’automobile et l’aéronautique ».

Or la place d’une nation dans le concert de la géopolitique dépendra de sa maîtrise de ces techniques fondamentales, donc de sa capacité non seulement à utiliser l’informatique mais à la produire.

Produire l’informatique

Les techniques fondamentales de notre temps sont, rappelons-le, la microélectronique, le logiciel et l’Internet.

Les États-Unis se sont placés dès leur début sur le front de taille de ces disciplines.

C’est chez eux que les innovations les plus décisives ont été accomplies : organisation du travail de bureau dès les années 1880, invention du téléphone, du transistor, des circuits intégrés et du microprocesseur, conception des langages10 et systèmes d’exploitation, science des algorithmes11, déploiement de l’Internet12, etc.

Si la contribution de certains Européens a été importante13 c’est aux États-Unis qu’elle a pu porter ses fruits et ils exercent une hégémonie dans le cyberespace14.

L’État américain a soutenu l’innovation et utilise l’extraterritorialité de la loi américaine pour nuire aux concurrents étrangers. Les grands centres de données se trouvent aux États-Unis, sous le contrôle d’Amazon, Microsoft, Google, Facebook, etc., de sorte que les entreprises qui en sont clientes sont (parfois sans le savoir) soumises au Patriot Act et au Cloud Act américains. Le règlement ITAR15 permet aux États-Unis d’imposer des restrictions à l’exportation européenne des produits qui comportent des composants d’origine américaine, comme ils l’ont fait pour les missiles qui équipent le Rafale16.

Comme le dit Jean Castex « nous avons atteint un niveau de dépendance qui n’est pas raisonnable, qui n’est pas acceptable », mais rien n’indique qu’il a pensé à l’informatique.

Les États-Unis restent leaders dans les systèmes d’exploitation (Google, suivi par Microsoft) et le Cloud (les mêmes, plus Amazon), mais le leader dans les microprocesseurs est Taïwan avec TSMC, qui possède la seule usine capable de produire selon la géométrie à 7 nm, suivi de près par le Coréen Samsung. Le microprocesseur du dernier iPhone a été conçu par ARM, entreprise britannique, et fabriqué par TSMC.

Tandis que la Chine avance à marche forcée pour rattraper son retard et que quatre « cyberdragons » de plus petite taille (Corée du Sud, Singapour, Israël et Taïwan) se trouvent au premier rang dans certains domaines, l’Europe et la France semblent paralysées17.

Plusieurs entreprises européennes ont un potentiel élevé (ARM déjà citée, le suédois Ericsson, le finlandais Nokia, le franco-italien STMicro, le français Dassault Systems, l’allemand SAP) mais ni les dirigeants politiques, ni les citoyens, ni les médias n’en semblent conscients. Le Japonais Softbank ayant mis en vente sa participation dans ARM, l’Europe risque de perdre un de ses fleurons en informatique et cela ne semble pas l’émouvoir18.

Laurent Bloch a énuméré les critères de la cyberpuissance en s’inspirant du professeur Yang Yukai, conseiller du gouvernement chinois19. Outre l’éducation et la recherche, l’effort doit porter sur :
-- l’infrastructure du réseau à haut débit ;
-- les systèmes d’exploitation et les processeurs ;
-- les logiciels et le commerce électronique ;
-- la cybersécurité ;
-- la capacité d’exprimer son point de vue dans la géopolitique de l’informatique ;
-- la présence active dans les postes de commandement du cyberespace (IETF20, W3C21 et ICANN22).

Quelle stratégie ?

La liste ci-dessus définit le programme d’une stratégie qui semblera raisonnable à ceux qui sont conscients de la situation. L’Europe et la France semblent cependant tentées de se comporter en pur utilisateur. Qu’importe, de ce point de vue, si l’on ne maîtrise pas les techniques fondamentales : il suffira de savoir s’en servir.

Mais le pays qui maîtrise ces techniques sera le mieux placé pour les utiliser efficacement : elles auront été conçues pour répondre à ses besoins, le milieu scientifique et technique dont elles sont issues forme les compétences nécessaires à leur utilisation23, enfin le pays qui produit les composants les plus efficaces pourra toujours s’en réserver l’usage et l’interdire aux autres.

Il est donc vain de croire qu’un pays puisse développer durablement son économie sans maîtriser les techniques fondamentales.

Une politique immature, qui ignore la concurrence géopolitique autour de ces techniques, satisfera le MEDEF en soutenant des entreprises obsolètes, séduira la population en parlant de l’environnement et en multipliant les mesures « sociales », mais elle n’aura aucun avenir car avant de distribuer une richesse il faut l’avoir produite et valorisée sur le marché mondial : or celui-ci sera dominé par les pays qui savent maîtriser les techniques fondamentales et les utiliser efficacement.

Qu’est-ce qui empêche notre Premier ministre de définir la stratégie qui réponde à la situation présente et de la partager avec le Parlement, avec les Français ? Rien de tout cela n’excède des capacités intellectuelles normales mais il faut, pour oser le faire, s’être libéré de la peur du ridicule24.

Or le ridicule frappe, en France, quiconque ne se plie pas au conformisme aujourd’hui à la mode, lequel exige que les détenteurs de la légitimité et du pouvoir, économistes, politiques, dirigeants et gens des médias, déguisent l’informatique avec le concept-valise vide du « numérique » et disent l’informatisation « ringarde ».
____
1 Jeremy Rifkin a égaré les intuitions lorsqu’il a dit que la transition énergétique était la « troisième révolution industrielle ». Trop de gens l’ont pris au sérieux (The Third Industrial Revolution, Griffin, 2013.)
2 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.
3 « “What can be automated?” is one of the most inspiring philosophical and practical questions of contemporary civilization » (George Forsythe, « Computer science and education », Information processing 68, North Holland 1969, p. 92.
4 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique : civilisation de la troisième révolution industrielle, Institut de l’iconomie, 2018.
5 Voir par exemple De l’informatique : savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006, et l’article « Systèmes d’information » de l’Encyclopédie des techniques de l’ingénieur, 2011.
6 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.
7 Pierre Blanc et alii, Élucider l’intelligence artificielle, Institut de l'iconomie 2018.
8 René Descartes, Discours de la méthode, 1637.
9 « Le plan de relance proposera de mobiliser plus de 20 milliards€ pour la rénovation thermique des bâtiments, pour réduire les émissions des transports et de nos industries, pour produire une alimentation plus locale et durable, pour soutenir les technologies vertes de demain comme les batteries, pour mieux recycler et moins gaspiller. »
10 Richard L. Wexelblat, History of Programming Languages, Academic Press, 2014.
11 Donald Knuth, The Art of Computer Programming, Addison Wesley, 2011.
12 Katie Hafner et Matthew Lyon, Where Wizards Stay Up Late, Touchstone 1998.
13 Tim Berners-Lee, Linus Torvalds, Niklaus Wirth, Jean Ichbiah, Donald Davies, Louis Pouzin, etc.
14 Laurent Bloch, « À propos de l’hégémonie américaine dans le cyberespace », 20 mars 2020.
15 International Traffic in Arms Regulations.
16 Ariane Lavrilleux et Guerric Poncet, « ARMEMENT : Pourquoi TRUMP veut briser le Rafale ? », Association de soutien à l’armée française, 21 août 2018.
17 Laurent Bloch, « Géopolitique de l’iconomie, nouveaux rapports de force et stratégies d’influence » in Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015, p. 97.
18 Alice Vitard, « SoftBank pourrait se séparer du concepteur de micro-architectures ARM », L’usine digitale, 15 juillet 2020.
19 Laurent Bloch, op. cit., p. 100.
20 Internet Engineering Task Force.
21 World Wide Web Consortium.
22 Internet Corporation for Assigned Names and Numbers.
23 Le parallélisme des multiprocesseurs exige une révolution dans l’art de la programmation.
24 « Ils ont peur du ridicule, et cette peur les rend fous » (Stendhal, Le rouge et le noir, chapitre XLIII).

6 commentaires:

  1. Oui vous avez cent fois raisons le développement des systèmes d'information est une discipline dont la difficulté est sous-estimée, elle est au carrefour de l'organisation et de technologies qui peuvent donner le pire et le meilleur : soit on "automatise/mécanise" les silos (et les pouvoirs des baronnies) soit on ose repenser et clarifier les responsabilités en simplifiant autant que possible.
    J'ai la prétention d'avoir participé, chez PSA, à la construction d'un système d'information global assez performant, au niveau des meilleurs du monde dans les études de benchmark (parangon) d'un organisme reconnu.
    Les échecs catastrophiques des projets Louvois, SIHREN, ONP sont la preuve d'une triste carence pour la prise en compte de la "matière première" des administrations et gouvernements : les informations.
    L'association Forum ATENA a publié un livre blanc sur l'Etat Plateforme, il mériterait un peu d'intérêt ...
    https://www.forumatena.org/LivresBlancs/Forum_ATENA_Livre_Blanc_Etat_Plateforme_2020_04.pdf

    RépondreSupprimer
  2. Cher Michel,

    Ton texte est lucide et perspicace.

    Il est malheureusement impossible que ce que tu écris soit lu, encore moins compris, et tu as toi-même fort bien analysé les raisons de cet état de fait.

    À propos du SI : chaque fois que j'ai affaire au SI d'Amazon, avec qui j'ai des relations d'auteur, de client et d'éditeur, je suis épaté par sa qualité, et surtout par son aptitude à passer la main à un humain quand c'est nécessaire ou simplement préférable. Celui de Google est aussi remarquable, également pour son ouverture : le jour où j'ai décidé que Gmail c'était le Mal, et de m'en séparer, je n'ai eu aucun mal à récupérer mes archives de courrier, mon carnet d'adresses et mon agenda, les outils d'exportation étaient fournis gracieusement.

    La comparaison avec leurs homologues français est cruelle. Aussi je crois que seules les entreprises qui se sont construites autour de leur SI peuvent en avoir un bon, il est à peu près impossible de créer un SI ex-post dans un environnement déjà ossifié. Cf. l'administration française. La Dgfip pourrait être une exception, mais à quel prix, financier et politique.

    Juste un détail : Paul Baran est bien né à Grodno, alors en Pologne, mais à l'âge de deux ans il a suivi ses parents aux États-Unis, il est donc difficile de le compter au nombre des informaticiens européens (ne pas le confondre non plus avec son homonyme économiste).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ton commentaire, il est très éclairant.
      J'ai écrit Paul Baran alors que je pensais à Donald Davies. C'est corrigé.

      Supprimer
  3. Post-scriptum : en ce samedi 15 août, sur France-Cuture, après le journal de 12h 30, intéressant débat organisé par Julie Gacon sur le SI santé publique et ses récents rebondissements consécutifs à la pandémie. Comme c'est un fiasco à combustion lente (mais qui a brûlé quelques milliards depuis les années 1990), le scandale est moins patent qu'avec Louvois et SIRHEN, mais quand même...

    RépondreSupprimer
  4. Cher monsieur Volle
    Merci pour ce article percutant et accessible. Produisant du conseil en stratégie numérique et informatique au sein d'une collectivité territoriale, je confirme par ma modeste expérience l'exactitude de votre propos. Un exemple: Nos chers délégataires de services publics ou les éditeurs de logiciels nous facturent à des tarifs prohibitifs le développement de composants simples des SI: Webservices,API, ... Grâce au maintien de compétences en développement en interne, nous pouvons efficacement contrecarrer ces stratégies, utiliser plus intelligemment les deniers publics et industrialiser nos processus administratifs au profit des usagers. D'autres collectivités ont totalement externalisé leur SI,au nom de l'efficacité financière, et se trouvent aujourd'hui totalement dépendantes de ces pratiques. En conclusion , on voit qu'il est plus rentable financièrement pour le service public local et national de maîtriser son SI.
    Merci pour votre travail d'éclaireur.
    AW

    RépondreSupprimer
  5. Merci pour cet article qui explicite bien tout ce que je ressentais dans ma carrière d'ingénieur electronicien qui m'a amené à la Recherche et à monter par exemple des projets européens: une impression d'occasions gâchées qui se sont accentuées dès lors qu'on a décidé de réduire la part de l'industrie pour miser sur les services. Car la définition de ces services est tellement fourre-tout que l'informatique est considérée essentiellement comme le domaine des sociétés de service en informatique, bien loin d'un vecteur d'innovation et de maîtrise des techniques fondamentales. Exception: Dassault Systèmes bien sûr. Cela fait des décennies perdues et un immense gâchis que nous paierons au prix fort: on ne se moque pas impunément des fondamentaux à un moment où d'importants changements se préparent.

    RépondreSupprimer