jeudi 10 décembre 2020

Benjamin Cuq, Carlos Ghosn, autopsie d’un désastre, First, 2020

Ce livre écrit à la diable est un dossier à charge. J’aurais préféré qu’il fût mieux écrit et qu'il fût à décharge autant qu’à charge, comme tout dossier d’instruction devrait l’être. Mais enfin la charge est lourde et s’il lui manque le contrepoids d’une décharge, les éléments qu’elle apporte sont probants.

Carlos Ghosn y apparaît comme un homme animé par le désir de soigner une blessure intime, causée peut-être par les mésaventures judiciaires de son père. Il dit être fier de ne pas être du sérail mais cette affirmation trop répétée révèle un regret et, sans doute, un complexe d’infériorité.

Bien qu’il soit polytechnicien et passé par l’École des mines Ghosn n’appartient pas en effet au Corps des mines qui, par tradition, accueille les mieux classés des polytechniciens et forme au sein de l’appareil de l’État une toute petite élite : il n’est qu’ingénieur civil des mines, ce qui veut simplement dire qu’après l’X il a suivi les cours de l’École des mines pour acquérir une spécialité et un diplôme de plus.

Ceux, nombreux, qui ignorent cette nuance et croient, comme le fait Cuq (p . 137), que Ghosn appartient à cette petite élite, lui attribuent d’office l’intelligence supérieure que ses membres sont censés posséder. La foi dans l’estampille que procure un bon classement scolaire fait chez nous des ravages... et en l’occurrence elle est déplacée.

Ghosn, dit Cuq, n’aime que lui-même et sa famille, prolongement de sa personne. Il n’aime ni l’entreprise Renault ni la France et il déteste notre État. Ce qui l’intéresse, c’est s’affirmer, dominer, et pour cela il s’appuie sur la logique sommaire du « cost killer ». Elle lui a réussi au Japon : Nissan avait besoin d’une cure d’amaigrissement, il la lui a administrée avec une brutalité qui aurait été impossible pour un Japonais. Mais cette logique ne suffit pas à tout.

*     *

Ghosn a été chez Renault un salarié embauché par le conseil d’administration pour remplir les fonctions de PDG. Il n’était ni propriétaire de l’entreprise, ni même actionnaire à un taux significatif. Il a voulu cependant s’égaler aux entrepreneurs – Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg, etc. – qui, ayant réussi après avoir pris le risque de créer et développer une entreprise, ont accumulé une fortune colossale grâce à la valorisation de leurs actions.

Il fallait donc qu’il fît lui aussi fortune, qu’il pût, pour exhiber les signes extérieurs de la richesse, posséder lui aussi des maisons, un bateau, et jouir en privé des services d’un avion de l’entreprise. Cela ne pouvait s’atteindre qu’en empilant l’abus de biens sociaux, la fraude fiscale et le blanchiment, méthode que des avocats véreux et des banques complices conseillent aux dirigeants et qu’il a, semble-t-il, poussée beaucoup plus loin que la moyenne.

La pérennité de l’entreprise, la qualité de ses produits, la tenue à jour de ses techniques, la compétence de ses salariés, la satisfaction de ses clients, ne peuvent pas être des priorités pour un tel dirigeant. Renault, disait Ghosn, a vocation à disparaître car seul importe le groupe que forme l’Alliance et dont la tête s’est installée aux Pays-Bas pour bénéficier des avantages fiscaux que cela procure.

Cette Alliance (avec Nissan, Mitsubishi et d’autres encore), dit Cuq, n’avait aucun sens industriel car elle était incapable de partager des plates-formes pour faire les économies d’échelle que cela procure : les traditions, les cultures étaient différentes, Ghosn n’était pas intéressé par l’effort que cela aurait demandé, il se montrait méprisant et colérique avec des collaborateurs dont il refusait d’écouter les avis. 

Il fallait seulement que l’addition des entreprises que l’Alliance comporte formât le plus gros constructeur mondial, seule dimension qui puisse satisfaire l’ego de son dirigeant.

Il est étonnant, dit Cuq, que certains politiques français aient manifesté de la complaisance envers Ghosn alors que celui-ci contribuait activement à la désindustrialisation de la France et à la baisse des ressources de son État. Ils ont sans doute été fascinés par une manipulation habile des médias, par une succession d’annonces prodigieuses toujours démenties par l'événement mais auxquelles succédaient alors d’autres annonces prodigieuses, par le fait que la « réussite » de Ghosn au Japon ait été célébrée par des mangas à la gloire du héros...

… ces mangas, dit Cuq, ont été concoctés et financés par le service de com’ de Nissan. Ils se sont très peu vendus au Japon, les Japonais ignorent leur existence, on n’en parle qu’en France…

Une Alliance volumineuse mais sans consistance industrielle, une accumulation d’erreurs tant dans les choix techniques que dans la réponse aux besoins des clients et dans la conception des modèles, la priorité donnée à l’enrichissement personnel et au prestige du dirigeant, un mépris affiché envers les nations et leurs intérêts, un bras de fer permanent avec les États : les ingrédients de la catastrophe étaient présents comme dans une pyramide de Ponzi. Ghosn a fait, comme il le dit lui-même, « le mandat de trop ».

1 commentaire:

  1. Quand on lit cet article on se demande s'il existe un minimum de sens critique de contre pouvoir au sein d'une entreprise de cette taille. les conséquences pour l'industrie française, pour les salariés de Renault. On décide seul chez Renault d'envoyer l'entreprise dans le mur.
    Si un journaliste est capable de faire cette analyse, je pense que les membres du comité de direction aussi, pas de procédures d'alerte chez Renault.
    C'est sidérant.

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