dimanche 17 janvier 2021

La réalité des faits

Des réseaux sociaux ont coupé la parole de Donald Trump. Certains de mes amis estiment que c'est là un acte de censure scandaleux, s'agissant d'un dirigeant politique et de sa liberté de parole, freedom of speech

Cependant ces réseaux sociaux ont publié des règles (par exemple les règles de Twitter) et si un réseau social publie des règles, c'est sans doute pour qu'elles soient respectées par les personnes qui utilisent gratuitement ses services.  Ces règles, Trump les a manifestement violées. Ne fallait-il donc pas l'exclure ? 

Oui, disent mes amis, mais alors il aurait fallu l'exclure plus tôt car il viole ces règles depuis très longtemps. Dire "il ne fallait pas l'exclure" puis "il fallait l'exclure plus tôt" est contradictoire mais ils ne semblent pas se soucier de logique. 

Ils disent aussi que si les réseaux sociaux ont exclu Trump, c'est parce que cet épouvantail faisait fuir et compromettait leurs recettes publicitaires. Est-ce vrai ? Je n'en sais rien et eux non plus sans doute, mais le soupçon est à la mode. 

Si l'on estime que la liberté d'expression, de parole, d'opinion doit être sans limite, alors il ne faut pas condamner ceux qui nient l'extermination des juifs par les nazis et que l'on nomme négationnistes - mot qui peut qualifier aussi ceux qui nient un fait avéré ou affirment un fait manifestement faux. 

La science expérimentale soumet la pensée au joug du constat des faits : une hypothèse contredite par un fait que l'expérience révèle doit être abandonnée. Le négationniste qui polémique contre un fait s'attaque, à travers lui, à la science expérimentale elle-même. 

Beaucoup de personnes détestent la science expérimentale qu'elles jugent pauvre, sèche, froide et triste comparée aux merveilles de leur imagination. Alors que le constat des faits impose une discipline, le négationniste préfère affirmer la réalité du monde imaginaire qui répond à ses préférences. 

Les mondes imaginaires sont ceux que nous visitons en rêve ou que nous nous représentons lors de moments de détente où, en effet, l'imagination a libre cours. Mais la réalité d'un rêve, d'une imagination, est celle d'un phénomène mental intérieur au cerveau et non celle d'un être qui existe réellement et de fait en dehors de la boîte crânienne. 

La relation entre notre pensée et la réalité est altérée par une médiatisation -- celle qu'opèrent les médias qui, pour beaucoup de personnes, sont le principal intermédiaire de leur expérience du monde, celle aussi qu'opère l'organisation de l'entreprise dans laquelle on travaille. 

"Les faits sont construits", disait ainsi un de mes collègues de l'INSEE qui croyait sans doute être un profond philosophe. 

Ce ne sont pas les faits qui sont construits, mais la grille conceptuelle à travers laquelle nous les percevons. Lorsque vous conduisez une voiture, vous mettez en oeuvre une grille qui ne retient que les faits dont la perception est nécessaire à cette activité. Cette grille contient le concept de "feu de signalisation" et le fait que le feu soit rouge ou non n'est pas construit mais authentique : il s'impose à votre action comme à votre perception. 

"Je ne sais pas ce que veut dire le mot réalité", m'a dit un autre apprenti philosophe de l'INSEE, phrase surprenante venant d'un statisticien dont l'instrument d'observation est dirigé, comme un télescope ou un microscope, vers une réalité qu'il observe.

Deux de mes collègues, bons mathématiciens, m'ont dit se juger "libres de penser et de dire que la Terre est plate". Je crois qu'ils confondent les étapes de la pensée. 

Certes un mathématicien est libre de choisir ses axiomes sous la seule contrainte du principe de non-contradiction, libre de critiquer un "fait avéré" apparent comme le caractère euclidien de l'espace, libre aussi d'explorer les mondes cohérents dont son intuition lui ouvre la porte. Mais il n'est pas libre d'adopter pour axiome la négation d'un fait, car son raisonnement ne pourra rien en déduire qui vaille. 

Les personnes qui nient des faits avérés, ou qui affirment la vérité de faits purement imaginaires, altèrent la relation entre notre pensée et le monde dans lequel nous vivons à tel point que l'on peut dire qu'elles empoisonnent notre cerveau : les promoteurs de Qanon, les diffuseurs de fake news et Donald Trump lui-même sont des empoisonneurs publics

Faut-il les laisser faire pour respecter leur liberté d'expression, fût-ce au prix de l'épidémie de folie qu'ils provoquent ? Ne faut-il pas plutôt lutter contre eux pour préserver la santé mentale du public et, d'abord, lutter en soi-même pour conserver le sens des réalités ?

Certes, le constat d'un fait ne suffit pas car il faut encore savoir l'interpréter. Mais une pensée qui confond les trois niveaux de l'être (réel, possible, imaginaire) n’accède pas même au seuil de l'interprétation. 

6 commentaires:

  1. Certes on ne peut pas se passer de la notion de fait, ni de celle de vérité. Mais plus on s'approche des sciences sociales, moins la distinction entre fait et construction conceptualisée est claire (je connais des gens qui se refusent à parler de sciences sociales pour cette raison). L'exemple que vous donnez du feu rouge n'est donc pas si facile à généraliser.

    Y a-t-il eu dans les faits une récente tentative de coup d'état aux USA (6/1/2021) ? Il est bien difficile ici de distinguer les faits de la construction interprétative que j'en fais, et par là de l'opinion que j'en ai. Et le cas de l'histoire n'est sans doute pas le plus complexe.

    D'ailleurs les sciences expérimentales, ou de la nature, et les sciences sociales relèvent probablement de deux régimes distincts : le régime du progrès pour les premières, le régime des écoles de pensées pour les secondes, mais avec imbrication toujours possible des deux notions.

    Cela ne signifie pas que "tout est construit", ni que les faits et la vérité soient des notions à abolir, je vous rejoins à ce sujet.

    G.-A. C.

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    1. Les sciences sociales ne sont pas moins scientifiques que les sciences de la nature, seulement leur objet présente des difficultés particulières : voir par exemple http://michelvolle.blogspot.com/2010/10/pourquoi-leconomie-est-une-science.html.

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  2. Ce texte me fait penser à une vidéo. Il s'agit d'un extrait d'une série Marvel et en anglais en plus. Il s'agit donc ici d'un double sacrilège.
    https://www.youtube.com/watch?v=p-WWoGOf8fY

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  3. Cher Michel. Merci pour ton texte qui met la lumière sur un sujet actuel qui me touche. J’aimerais aller plus loin dans la conversation.

    Dire que la terre est ronde est prouvée aujourd’hui par les vues des satellites. Et on a du mal à penser que certains réfutent l’idée. Mais la question était beaucoup plus dure à trancher il y a cinq cent ans.

    Nous vivons à un instant donné sans la preuve directe d’une vérité.

    Par exemple qui dit vrai sur la vaccination antiCovid ? Qui dit vrai sur la technique la plus intéressante pour s’en prémunir ?

    On peut s’en référer aux statistiques officielles. Mais même ça on ne sait pas comment c’est construit et si ce n’est pas piloté. Malgré tout pour sa vie et celles des autres on doit prendre une décision.
    Quelle décision vais je prendre dans cette incertitude ?
    Ou est la vérité ? Ne serait ce pas plutôt ma vérité que je recherche ?

    La vitesse de la circulation des informations et donc l’inondation des informations ne permet plus de trancher facilement entre la vérité et la non vérité sur tous les sujets.

    On doit décider pour agir, c’est à dire faire des choix de ce qu’on ressent comme vérité.

    Et c’est là que les amateurs de fake news ou les perturbateurs se régalent. Car ils savent que nous sommes incapables d’avoir la vérité à l’instant donné. Ils savent que nos décisions reposent finalement sur nos croyances ou sur nos convictions.

    Ils pensent alors que de dire leur vérité même si elle est fallacieuse et qu’il y ait malice ou non permettra d’influencer autour d’eux les personnes qui ont des choix à faire. Et ça marche bien car nos décisions reposent sur nos croyances et non pas sur des faits réels et tangibles.

    Je répète que le système d’info nous envoie des tonnes d’infos sur lesquelles nous devons prendre des décisions.


    Un exemple
    On pourrait penser que de bannir certaines personnes de donner leur point de vue sur le net va les faire se taire ou va moins influencer d’autres personnes.

    On pourrait penser le contraire et se dire que de laisser passer la parole revient à dire que les gens sont suffisamment autonomes et responsables pour faire le tri dans tout ce qu’ils entendent et vont faire leur choix.

    Ou est la vérité la dedans ?
    Personne n’en sait rien.
    On en revient au principe qu’on fait des choix dans l’incertitude.
    Et qu’on devrait plus parler de probabilité et de choix que de vérité.

    Ça montre surtout la responsabilité de ce que nous faisons avec ce monde.

    Que voulons nous exactement ?
    Cette décision repose sur des valeurs ( comme tu l’écris dans ton livre valeurs de la transition numérique, perso j’aime bien le terme de croyances) .

    Et il n’y a pas de vrai ou de faux dans ces moments là.
    Il n’y a que des choix que nous faisons.

    Si certains trouvent le nazisme beau c’est leur choix. Et il faudra qu’ils en assument complètement la responsabilité. Notamment celle de donner la mort et donc de provoquer un suicide collectif comme l’a fait hitler ( je recommande d’ailleurs ta très belle analyse du sujet )

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  4. Oui, la forme qu'a la Terre pouvait jusqu'à une certaine date faire l'objet de diverses hypothèses. Mais l'observation, l'expérience, ont tranché la question.
    La date à partir de laquelle une hypothèse est contredite par le constat des faits est importante pour la pensée humaine : c'est une marche d'escalier qu'aucune personne de bon sens ne redescendra.
    La statistique doit être interprétée. Dans le cas du covid, le nombre de personnes contaminées n'est pas un bon indicateur car il dépend de l'intensité du dépistage. Par contre le nombre de personnes hospitalisées ou, mieux, en réanimation ne souffre pas du même biais, et fournit un ordre de grandeur interprétable en niveau et en évolution.
    Les "informations" que diffusent les médias sont un discours sur les événements. Pour des raisons évidentes ce discours recherche le sensationnel et en grossit l'image. Pour interpréter ces "informations" il faut savoir corriger ce biais. C'est une question de culture, de maturité, d'expérience.
    Faut-il donc laisser des négationnistes empoisonner des cerveaux qui, n'étant pas encore parvenus à la maturité, ne sont pas armés pour leur résister ? Vous connaissez mon opinion, je ne la répète donc pas ici.

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  5. Merci Michel pour ta réponse
    Je me rends compte que j'avais oublié de signer.
    C'est Olivier Piuzzi
    à bientôt !!

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