vendredi 11 juin 2021

Comprendre et convaincre

« Tu n’es pas convaincant », a dit l’un de mes amis après que j’eus fait un exposé sur l’informatisation. « Je ne cherche pas à convaincre », répondis-je. J’ai senti que je scandalisais l’auditoire : il faut donc que je m’explique.

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Je comprends bien sûr l’intention de mon ami : comme il milite pour une renaissance de l’industrie, il s’efforce de convaincre l’opinion alors qu’elle n’associe que des connotations négatives à ce mot. Si j’avais été convaincant, cela lui aurait fourni des arguments.

Mais « convaincre » n’est pas mon métier et je ne crois pas que ce soit non plus le sien : c’est celui des spécialistes de la communication et ils seraient bien inspirés de mettre leur talent au service du sérieux, dont nous avons tant besoin, plutôt qu’à celui des escroqueries et conformismes séduisants qui sont à la mode.

Il faudrait pour cela que le sérieux lui-même devînt à la mode : est-ce vraiment impossible ?

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Pour convaincre il faut éviter de contrarier. Or les faits qu’un chercheur rapporte, le vocabulaire qu’il retient, les raisonnements qu’il conduit, ne peuvent d’abord que contrarier les personnes qui n’ont pas sondé la profondeur du phénomène considéré.

Pour s’attirer la sympathie de l’auditoire certains de mes estimés collègues simulent donc le bégaiement, l’hésitation, et adoptent le vocabulaire à la mode. Je respecte trop mes interlocuteurs pour me livrer à de telles simagrées : je leur parle clairement et ose les inviter à refuser les chimères qu’évoquent « numérique », « intelligence artificielle », « véhicule autonome », « ordinateur quantique », pour se colleter avec la dynamique du phénomène que désignent exactement des mots que l’on croit sottement ringards : « informatique », « informatisation », « système d’information ».

J’ose encore leur présenter des concepts qui indiquent ses conséquences : le « cerveau d’œuvre », symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur ; l’automatisation des tâches répétitives et la « production à coût fixe », le « rendement d’échelle croissant » et la « concurrence monopolistique » ; le fait que chaque produit est un « assemblage de biens et de services » ; la concentration de l’emploi sur la « membrane » qui assure la relation de l’entreprise avec l’extérieur, etc.

Ces concepts et quelques autres confèrent leur sens aux expressions courantes : pour savoir ce qu’est l’« intelligence artificielle » il faut avoir compris ce qu’est l’informatique ; pour entrevoir les possibilités de la « voiture autonome » il faut une connaissance pratique de la « symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur » ; pour anticiper les conséquences de l’« ordinateur quantique » il faut avoir perçu la dynamique de l’informatisation.

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La confrontation avec un phénomène historique puissant est pour le chercheur une épreuve qui engage son intellect certes mais aussi son imaginaire et, comme dans la lutte amoureuse, jusqu’à son corps.

Le phénomène a en effet, en concrétisant des intentions dans un être technique qu’il fait rayonner, des conséquences dans toutes les dimensions de l’anthropologie : psychologie des personnes, sociologie des institutions, ingénierie de l’action productive, économie des échanges, monde de la pensée et valeurs.

En prendre conscience est bouleversant et ravage, comme un tremblement de terre, les habitudes et idées du chercheur pour le contraindre à en bâtir de nouvelles. La complaisance envers les niaiseries à la mode n’est alors pas de mise : il faut dire les choses clairement, rigoureusement, sérieusement, afin de les offrir le plus simplement possible aux happy few qui goûtent la rigueur et le sérieux -- et ceux-là n’ont pas besoin d’être convaincus mais de comprendre.

Qui d’ailleurs est vraiment « convaincant » aujourd’hui ? Des Don Juan qui maîtrisent l’art séduisant de la « communication » : parlant sur le ton de l’évidence, ils flattent les préjugés de leurs interlocuteurs, leur donnent l’illusion agréable mais fugace d’avoir « tout compris » et plantent dans le cerveau des dirigeants des idées fausses qui feront germer une moisson de décisions calamiteuses : beaucoup d’entreprises délèguent ainsi des responsabilités au cerveau d’œuvre, mais non la légitimité qui lui permettrait de les exercer ; sous-traitent la relation de service (qualifiée de « petit boulot ») alors qu'elle conditionne la qualité de leurs produits ; tolèrent dans leur sémantique un désordre qui interdit de savoir de quoi l’on parle et ce que l’on fait, etc. L’opinion est par ailleurs invitée à voir dans l’écologie une ressource (« troisième révolution industrielle » selon Jeremy Rifkin) alors qu’il s’agit d’une contrainte...

Je ne me soucie pas des personnes qui voudraient être convaincues mais de celles qui, souhaitant comprendre, sont prêtes à l’effort nécessaire. Seules pourront en effet agir de façon judicieuse les personnes qui auront compris les possibilités et les dangers que présente la dynamique qui traverse et propulse notre situation historique.

5 commentaires:

  1. Merci pour ce texte.

    Mais je crois que vous confondez convaincre et persuader. D'ailleurs, peut-être que votre ami lui-même s'est trompé (et vous a trompé) depuis le début en vous disant que vous n'étiez pas convaincant ; peut-être voulait-il plutôt dire que vous n'étiez pas persuasif (car je crois que, par votre pédagogie, vous êtes précisément convaincant).
    Car convaincre est précisément ce que vous décrivez : faire comprendre, par la raison donc, de la vérité, de la pertinence d'un exposé ou d'une idée, et non séduire, faire appel aux émotions (plus ou moins nobles d'ailleurs, avec le cas pathologique des sophistes) d'un auditoire (ou d'un lectorat) pour y parvenir.

    https://fr.wiktionary.org/wiki/convaincre

    > L’opinion est par ailleurs invitée à voir dans l’écologie une ressource (« troisième révolution industrielle » selon Jeremy Rifkin) alors qu’il s’agit d’une contrainte...
    Je suis d'accord qu'il s'agit d'une contrainte. Mais d'après moi les contraintes sont génératrices d'innovations et de changements profonds.

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  2. Je copie ci-dessous une note de la page du wiktionnaire consacrée au verbe convaincre mentionnée dans mon commentaire précédent :

    Si les dictionnaires usuels[1][2][3] considèrent que persuader et convaincre sont synonymes, il est pourtant habituel, notamment en philosophie et en littérature, de distinguer voire d'opposer ces deux verbes, comme le rappelle André Lalande[4] : "conviction s'oppose à persuasion comme la raison au sentiment". Il ajoute que "convaincre (par des raisons et en général au profit de la vérité)" s'oppose usuellement à "persuader (par l'imagination ou l'émotion, quelquefois au profit de l'erreur)".

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  3. Je trouve vos articles très convaincants parce que rigoureux et aussi simples que possibles (ce qui ne veut pas dire que je suis toujours convaincu, c'est là un tout autre problème).
    En revanche, dès que j'entends un "directeur de la communication" (d'une entreprise, d'un ministère), je me méfie : pourquoi n'est-ce pas le directeur général qui s'exprime, s'il n'y a rien à dissimuler ? Pourquoi un rhéteur plutôt qu'un connaisseur ?
    G.-A. C.

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  4. Cher Michel !!
    Je ne suis pas au courant de la conversation avec ton ami qui te dit que tu n'es pas convaincant. En revanche, je suis déçu que tu ne sois pas plus reconnu, entendu ou débattu. Ton discours est éclairant car tu le rends accessible à tous.
    Je crois que tu n'as jamais voulu être connu ou reconnu.
    Car une phrase comme "Pour convaincre il faut éviter de contrarier"...ne me semble pas dire toute la vérité.
    Je pense bien au contraire que parfois en cherchant à convaincre on blesse/touche quelqu'un.Des exemples depuis Jésus jusqu'à De Gaulle il y en a des kilos.
    Je pense que c'est ton choix, ta décision ne pas vouloir convaincre et c'est respectable.
    Il faut juste que je me fasse à l'idée !!
    Bises
    Olivier Piuzzi

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  5. Bonjour, j'apprecie grandement votre travail que je pense essentiel au debat public sur cette question.

    A propos de la question "Qui est convaincant", sur ce sujet, en ce qui me concerne, c'etait le regretté Michel Serres.

    https://interstices.info/les-nouvelles-technologies-revolution-culturelle-et-cognitive/

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