Une énigme : pourquoi les théories du complot ont-elles autant d’adeptes ? Pourquoi suffit-il pour récolter un grand nombre de « followers » de publier un gros mensonge sur un réseau social ? Pourquoi Donald Trump est-il adulé par la moitié des Américains ? Comment Didier Raoult a-t-il pu convaincre tant de Français ?
Pourquoi tant de personnes aiment-elles à nier des faits avérés et à croire des choses fausses ? Pourquoi tous ces fantasmes à propos du vaccin contre la Covid 19 ? Pourquoi cette « résistance » au passe sanitaire ? Où est passée la raison que la famille et l’école devaient transmettre ?
Les sociologues et les politologues proposent leurs explications1. Pour trouver la mienne je me suis mis à la place de ces personnes et j'ai adhéré provisoirement à leur façon de voir. Je crois les avoir comprises, ce qui ne veut bien sûr pas dire que je les approuve ou les excuse. Je vous invite à accompagner cette exploration.
Mon Moi réclame l’existence que la société du spectacle lui refuse, car seuls existent dans cette société ceux dont les médias diffusent l’image. Il faut donc pour m’affirmer que je pousse l’existant vers le néant : la réalité ne sera plus ce qui existe réellement et de fait, mais ce qu’il me convient à chaque instant d’affirmer. Le monde tel que je me le représente est ainsi ma création et quiconque nie ce que j’affirme s’expose à ma colère.
Mon Moi n’est pas exactement le Moi de l’individualisme mais le Moi de l’Individu, l’« Ego » qui s’affirme contre les choses et les êtres qui existent (ex-sistere, « se tenir debout à l’extérieur ») en dehors du monde des idées, images et pensées que le cerveau produit ou cultive. J’estime d’ailleurs être libre d’affirmer que le monde des réalités n’est qu’une apparence, puisqu’il est impossible de prouver qu’il existe indépendamment de la volonté de l’Ego.
La science expérimentale, qui prétend soumettre la pensée de l’Ego au constat des faits, est son pire ennemi. Sous le couvert de leur efficacité prétendue les institutions, les entreprises, les pouvoirs, sont les rouages d’un complot : tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font n’est qu’un mensonge dont le but est d’opprimer l’Ego.
Le monde, qui semblait complexe au point d’être opaque, s’éclaire alors car tout s’explique. Les choses dotées d’une masse et d’un volume, les institutions porteuses de règles, sont mauvaises : tandis que l’Ego est le Dieu du Bien de la Gnose2, elles expriment la volonté du Dieu du Mal. Sous la croûte superficielle et apparente du sol, révèle Qanon, un réseau de tunnels abrite des cultes sataniques.
Alors que l'individualiste veut être Roi et dominer le monde, l'Ego veut être Dieu et détruire le monde afin de le remplacer par la création qu'il affirme (voir « Le désir de chaos »).
La communauté de point de vue entre les personnes qu’habite l’Ego fonde le succès de Trump et de Raoult : « voilà quelqu’un qui pense comme moi », se dit-on.
L’univers matériel et social qui fournit nourriture, logement, habillement, etc. n’intéresse pas l’Ego : il n’y pense pas plus qu’il ne le faut pour satisfaire ses besoins en pur consommateur. Certes il lui faut « gagner sa vie », mais son travail n’est que le théâtre de sa carrière. L’Autre n’étant pas plus réel que le reste du monde, il n’a pas de relation profonde avec autrui.
Ce voyage dans l’univers mental des complotistes semblera étrange à certains, familier à d’autres, mais le fait est que cet univers existe, d’une existence certes purement mentale mais qui a des effets et des conséquences dans le monde réel.
L’intellect a toujours été tenté par cette Gnose. Lorsque Platon dit que la réalité réside dans les Idées, lorsque Descartes dit « Je pense, donc je suis », l’Ego affirme la réalité éminente d’un monde intérieur plus réel que les êtres et les choses que l’action rencontre.
La proposition « je suis libre d’imaginer que la Terre est plate » est exacte car on est toujours libre de rêvasser. Mais l’Ego en déduit « je suis libre de penser et de dire que la Terre est plate » : c’est supposer que le témoignage des géographes, des navigateurs, des astronautes, résulte d’un complot organisé en vue de le tromper. Le même raisonnement l’autorisera à « penser et dire » que la bataille de Waterloo n’a jamais eu lieu, que Jules César n’a pas vraiment existé, que le Troisième Reich n’a pas organisé l’extermination des juifs, etc. Nier la réalité d’un fait réel, c’est affirmer sa fausseté : l’Ego est naturellement négationniste3.
Certaines personnes connaissent bien un monde réel restreint : le potager qu’elles cultivent, les animaux qu’elles élèvent, le logement qu’elles habitent, les personnes avec lesquelles elles sont en relation habituelle, etc. Cependant des pans du réel leur sont étrangers : la mission et l’organisation des institutions, la situation économique et politique de la Cité, les démarches de la science, l’ingénierie des techniques, etc. Tandis qu’elles sont pragmatiques dans le monde restreint de leur vie quotidienne, elles laissent libre cours à l’imagination de l’Ego dans leur relation avec les institutions, la Cité, la science, les techniques.
La littérature et les médias habituent les esprits à vivre dans le monde de l’imaginaire, mais tandis que le cerveau imagine le corps se heurte à des obstacles qui contrarient l’Ego : son action ne peut pas produire les résultats qu’il désire car elle ignore le monde qu’elle rencontre. Alors l’Ego souffre, et comme il souffre il voudrait détruire ce monde qui le contrarie.
La souffrance de l’Ego nourrit ainsi une révolte contre ce qu’il ignore et dont il s’estime victime : les choses, les « pouvoirs », les « élites », les institutions, les règles, les lois, la science, qui prétendent limiter sa liberté en lui imposant le constat des faits. L’expression exaspérée de cette souffrance imaginaire dévalorise l’expression des souffrances réelles, la diffusion des théories du complot rend inaudible la dénonciation des complots véritables.
On croit trop communément que seul ce qui peut être prouvé est vrai et réel, mais l’existence d’un être, la réalité d’un fait ne peuvent pas se prouver : elles se constatent et c’est après ce constat que la pensée pourra intervenir et faire son travail.
La philosophie cultive le monde intérieur de la pensée, les mathématiques explorent librement ce monde sous la seule contrainte de la non-contradiction : un enseignement trop abstrait néglige de confronter l’élève à la réalité du monde extérieur. Cette réalité ne s’éprouve que dans la vie adulte que certains, vivant en adolescents prolongés, n’atteindront jamais.
Les intellectuels ont ici une lourde responsabilité : les jeux de l’esprit en roue libre, détachés de toute réalité, peuvent exercer l’adolescence mais ne conviennent plus à l’âge des responsabilités et de l’action productive. Ceux qui affirment une originalité, une liberté de penser affranchie du constat des faits sont d'ailleurs le plus souvent des conformistes obéissant à la pression sociale et culturelle que leur imposent la mode et le regard d’autrui.
Privé des repères et du flair que donne l’expérience du monde réel, l’Ego sera facilement séduit par l’escroc, le farceur, le charlatan qui maîtrisent l’art de la séduction.
Le sel et le sens de la vie s’obtiennent par le dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, entre le Moi et l’Autre, entre l’individu et le monde réel. Le monologue de l’Ego prive sa vie de sel et de sens. Elle est donc douloureuse et cela le révolte : comment pourrait-il accepter de souffrir alors qu’il est Dieu ? Il croira que s’il souffre, c’est à cause des injustices dont il est la victime.
Grâce aux réseaux sociaux l’Ego s’est répandu de façon épidémique. On peut chercher des explications sociologiques ou psychologiques à l’attitude des gilets jaunes, anti-vax, anti-passe et autres négationnistes4, mais sa cause me semble plutôt métaphysique : s’il se peut que quelques-uns d'entre eux soient vraiment victimes de leur sort, la plupart sont victimes de l’Ego qu’ils ont divinisé.
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1 Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie, Seuil 2021.
2 « La gnose par Claude Tresmontant ».
3 Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Seuil 2000.
4 Tara Haelle, « This Is the Moment the Anti-Vaccine Movement Has Been Waiting For », The New York Times, 31 août 2021
De façon paradoxale, un des risques du complotisme est aussi de nous faire oublier la nécessité du doute et de l'esprit critique en matière de science, et de savoir en général.
RépondreSupprimerVotre article mériterait d'être illustré par le dessin de Xavier Gorce où un personnage dit à l'autre "les faits sont complètement démentis par mon opinion".
G.-A. C.
Bonjour Michel,
RépondreSupprimerTu ne parles pas des "complotistes" mais des décérebrés que les médias font passer pour des complotistes. Ils prennent beaucoup de place mais il ne s'agit pas de réels complotistes. Ils ont peu d'impact sur les "théories du complot".
Ne pas confondre ceux qui pensent que la Terre est plate avec ceux qui dénoncent la manipulation autour du covid...
En ce sens il serait peut-être judicieux d'approfondir ton étude car tu ne parles que d'une partie des complotistes, celle qui nous est révélée à la télé comme de dangereux individus narcissiques et individualistes.
Il existe d'autres profils bien plus intéressants.
En espérant t'avoir aidé,
Amicalement
J'ai hésité au moment de choisir un titre. J'aurais pu écrire "l'énigme du négationnisme", "le culte de l'Ego", "La négation du réel", etc., aucun ne me semblait satisfaisant. Celui que j'ai fini par retenir ne me satisfait pas non plus car il n'indique pas exactement le phénomène que je considère, mais il fallait en finir.
SupprimerMerci pour cette sincérité
SupprimerC'est un sujet complexe pour lequel j'aime ton apport et ton point de vue. ça fait plusieurs jours que ça me travaille de te répondre mais n'y arrive pas car je n'ai pas réussi à tout démêler. Comme tu écris : "la diffusion des théories du complot rend inaudible la dénonciation des complots véritables."
RépondreSupprimerC'est donc bien qu'il y a parfois des complots. Si on observe l'industrie du Tabac des années 60 à 80, elle a parfaitement nié l'impact de la cigarette sur la santé malgré ses connaissances. Est-ce un complot dans ce cas là ?
Aussi on peut reprendre l'histoire de France et se dire que faire la guerre autant de fois avec nos voisins, est-ce bien raisonnable ? et y-avait-il complot ?
Pourquoi Napoléon avait-il besoin d'aller jusqu'en Russie ?
Je suis d'accord avec toi sur l'aspect vertige de l'ego.
Mais j'ai l'impression qu'il y a une part de demande de la vérité dans cette théorie du complot.
A qui profite telle ou telle action ?
Il y a aussi un part de demande de liberté et de savoir !
Je ne vois pas tout en négatif.
Je me dis que les gens demandent à en savoir plus sur ce qu'il se passe. C'est aussi la conséquence de l'information qui circule très vite.
Aussi bien le bon que le mauvais.
Avoir du discernement est plus que nécessaire aujourd'hui !
Merci pour ton apport Michel !
Olivier Piuzzi