« Qu'est-ce qu'un concept ? », m'a dit un jour une de mes amies. Je venais d'utiliser ce mot tandis que nous parlions d'économie.
Cette amie a comme moi subi le cours de philosophie en terminale. Il se peut qu'elle n'ait pas été attentive, il se peut que son professeur ait été un philosophe médiocre ou un médiocre pédagogue. Pour comprendre la philo, m'a dit d'ailleurs un philosophe qui pensait à sa propre expérience, il faut avoir atteint au moins l'âge de trente ans, avoir formé une famille, eu des enfants et pratiquer un métier... Que peut-on y comprendre à dix-huit ans, quand on est élève en terminale ?
J'admire le choix et la profondeur des lectures de cette amie, sinon leur étendue, mais cette personne fine et intelligente a gardé du cours de philo un souvenir si désagréable que ses oreilles se ferment dès qu'elle entend l'un des termes du vocabulaire technique et en particulier « concept ».
Il est donc normal qu'elle ignore ce qu'il signifie. Je n'ai pu moi-même l'entrevoir que lorsque, travaillant à l'INSEE, je me suis interrogé sur la pertinence de la nomenclature des activités puis sur la relation entre la statistique et la théorie économique.
* *
« Un concept, lui ai-je donc répondu, c'est une idée associée à une définition ».
Comme cela ne lui disait rien, il a fallu développer.
« Tout le monde, ai-je dit, a une idée de ce qu'est un cercle : c'est un rond régulier, la nature en offre des exemples. Le contour de la pleine lune, la section d'une branche d'arbre sont des cercles. Cette idée, à laquelle est associée une image, permet de reconnaître un cercle quand nous le voyons mais non de raisonner sur le cercle pour explorer ses propriétés mathématiques.
« Pour cela, il faut l'avoir défini. Plusieurs définitions sont possibles : le cercle est l'ensemble des points du plan équidistants d'un point donné, ou l'ensemble des points du plan d'où l'on voit un segment de droite sous un angle droit, ou encore la ligne fermée de longueur donnée qui enferme la plus grande surface plane, etc. Ces définitions sont équivalentes car on peut passer de l'une à l'autre par une démonstration.
« Il suffit donc de poser l'une d'entre elles pour posséder le concept de cercle. Il se peut qu'une des définitions offre à la démonstration un point de départ plus commode : c'est celle que retiendra un mathématicien soucieux d'élégance, c'est-à-dire d'efficacité.
« Il en est de même pour le triangle : on en reconnaît facilement un quand on le voit mais il faut l'avoir défini pour démontrer que la somme des angles est égale à 180°, établir la formule qui donne sa surface, dire si deux triangles sont égaux ou semblables, etc.
« Les idées ne se prêtent pas toutes à la conceptualisation : Aristote lui-même a dit qu'il ne fallait pas chercher à tout définir. Parmi tous les visages on reconnaît celui de l'être aimé mais il serait impossible de le condenser en une définition ».
* *
Ayant dit ce que sont les concepts, j'ai cru devoir aller plus loin pour montrer à quoi ils servent.
« Les concepts, ai-je donc ajouté, sont un des éléments fondamentaux de toute théorie. Pour la théorie économique, par exemple, ce sont le consommateur, l'entreprise et le produit, et ils en recouvrent encore d'autres : « produit » se développe en produit final, produit intermédiaire, bien d'équipement, qui se développent eux-mêmes selon une nomenclature qui pourrait aller jusqu'à l'infini s'il ne fallait pas faire abstraction du détail pour pouvoir raisonner. Le grain de la nomenclature dépendra de ce que l'on doit faire : quand le promeneur citadin ne voit que « des arbres », un forestier voit « des bouleaux, des hêtres, des chênes, des sapins, etc. » parmi lesquels il saura encore distinguer des sous-catégories.
« A l'emboîtage descriptif de la nomenclature la théorie ajoute des relations de causalité : en économie, la valeur de la consommation sera ainsi fonction du revenu des ménages et de leur comportement d'épargne ; le coût de production sera fonction du prix des facteurs et de la quantité produite ; l'investissement sera fonction de ce coût, de la demande anticipée et du taux d'intérêt, etc.
« Concepts et théories ne sont pas réservés à la vie intellectuelle : ils sont présents dans la vie courante et pratique. Quand nous avons appris à conduire une voiture il nous a fallu assimiler des concepts et causalités pour pouvoir utiliser de façon réflexe la boîte de vitesse, le frein, l'accélérateur, et savoir sélectionner dans l'image qui s'affiche sur notre rétine les signaux nécessaires à la conduite.
« On a donc tort de croire que les concepts, c'est de la philo, et que la théorie ne concerne que les théoriciens. Notre action quotidienne s'appuie sur les concepts et schémas de causalité que l'éducation et l'expérience ont formés. L'intellect s'appuie cependant, pour éclairer un domaine spécial, sur des concepts peu nombreux que lient de longues chaînes de raisonnements, tandis que la vie courante, qui nous confronte à la diversité du monde de la nature, mobilise de nombreux concepts sur lesquels nous faisons des raisonnements rapides comportant peu d'étapes ou les court-circuitant.
« Concept » et « théorie » sont donc des instruments de notre vie quotidienne. Ne peut-on pas en dire autant, d'ailleurs, de l'activité intellectuelle elle-même ? Quand nous prétendons qu'une cloison étanche sépare la théorie de la pratique, ne sommes nous pas victimes ou complices du pédantisme intéressé des corporations académiques ? ».
* *
Mon amie a dit qu'elle comprenait ce que je disais mais qu'il lui faudrait du temps pour le « réaliser », « comprendre que c'est réel ». Je conçois qu'elle ait besoin d'y penser à loisir : ne m'a-t-il pas fallu quelques dizaines d'années pour tirer au clair ce qu'est un concept, ce qu'est une théorie, et à quoi ils servent ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire