mercredi 27 décembre 2017

Économie patrimoniale

La théorie néoclassique s’est focalisée sur la production, la consommation et l’échange : le consommateur maximise son utilité, l’entreprise maximise son profit, les prix s’établissent au niveau où l’offre et la demande s’équilibrent.

Cette théorie a accordé peu d’attention au fait que les ménages sont non seulement des consommateurs, mais aussi des propriétaires : le plus pauvre d’entre eux possède en effet quelque chose, des actifs qui ne sont pas destinés à être détruits par la consommation et qu’il conserve soigneusement, fût-ce seulement une ficelle comme dans la chanson « Je chante » de Charles Trenet.

Ce point de vue conduit à associer à chaque ménage non pas une, mais deux fonctions d’utilité : une pour la structure de sa consommation, une autre pour celle de son patrimoine. L’épargne détermine chaque année la somme consacrée au patrimoine, qu’il convient ensuite de répartir entre diverses catégories d’actifs : immobilier, foncier, actifs financiers (actions, obligations, créances) et monnaie.

Les actifs entre lesquels le patrimoine est réparti se classent dans l’ordre de la rentabilité décroissante, qui est aussi l’ordre de la liquidité croissante : plus un actif est rentable, moins il est en principe liquide et inversement. Posséder un appartement, par exemple, procure un loyer ou évite d’avoir à en payer un, mais cet actif est peu liquide car sa vente nécessite une longue négociation.

La monnaie est le plus liquide des actifs, à tel point que les mots « monnaie » et « liquidité » sont presque des synonymes : elle est immédiatement acceptée à sa valeur faciale pour payer des achats ou rembourser des dettes. Cependant sa rentabilité est nulle ou plutôt négative puisque sa valeur est érodée par l’inflation. C’est donc un actif paradoxal : qu’est-ce qui pousse un ménage à détenir de la monnaie1 ?

C'est qu'elle est commode pour régler les mille dépenses quotidiennes du ménage : alimentation, coiffeur, essence, etc. Elle l’est aussi pour les dépenses imprévisibles : la monnaie permet de saisir au vol l’occasion d’une bonne affaire, de traiter rapidement les conséquences d’un accident. Sa commodité compensant la perte de valeur due à l’inflation, la demande de monnaie est déterminée par l’image que le ménage se fait du futur, somme des dépenses quotidiennes prévisibles et des bonnes affaires ou accidents imprévisibles.

Elle est conditionnée aussi par la confiance que l’on a envers les supports de la monnaie – pièces, billets, mémoire informatique d’une banque – dont la valeur peut être altérée par l’inflation ou, s’agissant de la banque, par une faillite.

La demande de monnaie peut donc évoluer selon la conjoncture économique, avec une volatilité qui dépend du niveau de l’incertitude et, surtout, de la confiance en la valeur future de la monnaie et la solidité des banques. L’effondrement de cette confiance, provoqué par des circonstances historiques extrêmes, peut susciter une crise monétaire comme en Allemagne en 1923 ou, plus près de nous, en Argentine en 2001 : les transactions économiques recourent alors de préférence au troc, des prix extravagants sont exigés pour les paiements en monnaie. L’échange marchand étant pratiquement paralysé, l’économie est à l’arrêt.

Les techniques qui permettent de préserver la qualité de la monnaie, et en particulier la confiance qu’elle inspire, sont des plus subtiles et demandent la forme spéciale d’intuition que possédait Hjalmar Schacht2, qui a su maîtriser la crise monétaire en Belgique occupée pendant la guerre de 14-18, puis la crise de 1923 en Allemagne.

Des prix ambigus

Il existe une différence de nature entre le prix des actifs et le prix des produits destinés à la consommation. La production est, comme la consommation, un flux qui se manifeste entièrement sur le marché : le prix du produit permet d’égaliser ces deux flux. Par contre les actifs sont un stock dont seule une partie minuscule est mise en vente à chaque instant : là encore le prix est celui qui égalise une offre et une demande, mais sa relation avec la valeur du stock est distendue.

Ce prix sera d’autant plus volatil qu’une partie de la demande est spéculative. Le spéculateur n’achète pas un actif pour améliorer la structure de son patrimoine, mais pour bénéficier d’une plus-value qu’il anticipe. Plus la demande est spéculative, plus le prix sera sujet à des mouvements de foule qui le propulsent tantôt vers un sommet, tantôt dans un gouffre. S’il existe quelque part un « vrai niveau » du prix d’un actif, le prix pratiqué sur le marché oscillera autour de ce niveau comme la balle de jokari qui est reliée à une raquette par un élastique.

Ce prix est donc essentiellement instable, à tel point que l’on peut être tenté de penser que son « vrai niveau » n’existe pas. Si vous possédez un appartement, vous pouvez sans doute estimer sa « valeur » en cherchant sur l’Internet le prix du mètre carré dans votre quartier puis en le multipliant par la surface de votre appartement, mais cette estimation ne donne qu’une approximation très lâche et en outre éventuellement biaisée du prix que vous obtiendrez finalement si vous mettez votre appartement en vente.

L’évaluation d’un portefeuille d’actions est soumise à d’autres incertitudes. Certes la Bourse facilite les transactions à tel point que cet actif est presque liquide, mais la volatilité des cours modifie sa valeur de jour en jour et d’autre part la transaction n’est pas gratuite car elle passe par des intermédiaires qu’il faut rémunérer. Une autre incertitude peut résulter, si vous êtes un grand actionnaire, de l’effet de votre offre sur le prix : si vous souhaitez vendre une part importante des actions d’une entreprise, il vous faudra procéder par petits paquets car une offre massive et soudaine ferait s’effondrer leur prix.

C’est pourquoi la capitalisation boursière d’une entreprise (prix de l’action multiplié par le nombre des actions) est une mesure très ambiguë de sa valeur : si toutes les actions étaient mises en vente simultanément, leur prix s’effondrerait. Il en est de même de la mesure de la richesse d’un grand actionnaire comme Bill Gates ou Carlos Slim.

La comptabilité évalue par ailleurs les actifs d’une entreprise selon des règles conventionnelles : valeur d’acquisition diminuée des amortissements, estimation « mark to market » de la valeur sur le marché, etc. Rien ne garantit que l’entreprise qui veut vendre ses actifs obtiendrait pour prix la valeur ainsi évaluée : des machines, en particulier, peuvent ne pas trouver preneur même si elles sont en parfait état de marche. En outre l’estimation « mark to market » des actifs financiers contamine la comptabilité en y introduisant une volatilité qui la déstabilise.

Le prix auquel une entreprise peut être achetée est en fait évalué selon de tout autres méthodes lors des opérations de fusion et acquisition : partant d’une estimation de l’actif net des dettes, les experts lui ajoutent un goodwill qui reflète l’idée qu’ils se font de la qualité des dirigeants, des compétences des salariés, des perspectives offertes par le marché, des synergies possibles avec l’acheteur, etc., pour aboutir à une large fourchette dans l’intervalle de laquelle se déroulera une négociation toujours très pénible.

Les paniers d’œufs

La sagesse populaire recommande de « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier » : ne posséder qu’un seul actif, ce serait risquer de tout perdre s’il perd sa valeur. Il faut diversifier le « portefeuille » de ses actifs.

En effet la « théorie du portefeuille3 » enseigne que le le risque associé au rendement d’un portefeuille est d’autant plus faible que celui-ci est plus diversifié : le contraire ne pourrait être vrai que si les risques étaient tous exactement corrélés, ce qui est a priori peu vraisemblable (cela peut cependant arriver lors d’une crise générale).

Un patrimoine doit donc être diversifié non seulement selon les niveaux de liquidité, mais aussi à l’intérieur de chacun des niveaux : il est plus sûr de posséder deux petites maisons éloignées l’une de l’autre, donc exposées à des risques d’incendie ou de tremblement de terre différents, que de posséder une seule grande maison ; il vaut mieux posséder des actions de plusieurs entreprises appartenant à des secteurs économiques différents, que d’une seule entreprise ou de deux entreprises du même secteur, etc.

La diversification a cependant un coût : acheter deux maisons coûte plus cher que d’en acheter une car il faut deux fois plus de démarches et de tracas. De façon générale on peut donc associer à chaque achat un « coût de transaction » indépendant du prix.

Ce coût de transaction sera relativement moins élevé pour ceux qui sont en mesure de faire des achats plus importants. Les plus riches, qui possèdent le plus gros patrimoine, sont donc en mesure de le diversifier davantage : à rendement égal, le risque est plus faible pour eux que pour les autres – ou bien, ce qui est équivalent, à risque égal ils peuvent obtenir un rendement supérieur à celui dont bénéficierait un petit épargnant.

« On ne prête qu’aux riches »

Supposons que séparément le petit épargnant et le riche puissent obtenir les rendements respectifs r1 et r2, avec r1 < r2. Le petit épargnant sera alors incité à prêter au riche, car celui-ci pourra lui procurer un rendement r compris entre r1 et r2 et donc supérieur à celui que le petit épargnant peut obtenir séparément. Le riche est de son côté incité à emprunter au petit épargnant, car l’écart entre r et r2 lui procurera un profit supplémentaire par effet de levier.

C’est pourquoi « on ne prête qu’aux riches », règle d’allure paradoxale puisque ce sont les plus pauvres qui auraient a priori le plus besoin qu’on leur prête de l’argent. Les banques courtisent les gens qui ont de l’argent, qu’elles supplient d’accepter un prêt, et font grise mine à ceux qui n’en ont pas : ils peuvent en obtenir, certes, mais à condition de payer des intérêts élevés et de trouver un riche qui accepte de se porter caution.

Contrairement au marché des produits de consommation, dont l’équilibre atteint en principe un « optimum de Pareto » assurant au mieux la satisfaction des besoins, le marché financier oriente ainsi le flux du crédit au rebours des besoins. C’est, avec l’ambiguïté du prix des actifs, une des caractéristiques qui distinguent l’économie du patrimoine de l’économie de la production et de la consommation.

Conclusion

La théorie néoclassique de Walras et Pareto a permis de construire un modèle schématique, mais raisonnablement satisfaisant, de l’économie qui articule production et consommation autour de l’échange sur le marché : sauf exception pathologique les flux d’offre et de demande s’équilibrent de façon à satisfaire les besoins, et par ailleurs les prix sont à peu près stables.

Rien de tel ne se passe sur le marché des actifs, que le vocabulaire courant nomme d’ailleurs « les marchés » (au pluriel) pour le distinguer du marché (au singulier) des produits de consommation : les prix des actifs sont volatils au point de ne jamais se fixer à un niveau d’équilibre, le flux du crédit est orienté en sens inverse des besoins.

L’économie du patrimoine diffère donc entièrement de l’économie de la production et de la consommation. Alors que l’organisation marchande a perfectionné et apaisé cette dernière, qu’elle a fait sortir du régime du troc et libérée la prédation qui était endémique à la féodalité, elle n’a pas stabilisé l’économie patrimoniale.

La raison de cette différence est de nature physique. La production et la consommation sont, nous l’avons dit, des flux qui s’équilibrent en tant que tels, tandis que le patrimoine est un stock qui ne se manifeste jamais en entier sur le marché, seule une petite partie en étant à chaque instant offerte et échangée.

Il faut donc s’attendre à ce que deux économies fonctionnent d’une façon différente selon l’importance relative qu’elles accordent à l’économie de production et de consommation d’une part, à l’économie patrimoniale de l’autre : les « lois » économiques n’étant pas les mêmes, l’intuition nécessaire à l’entrepreneur et au stratège sera elle aussi différente.

Nous montrons dans un autre texte que l’économie numérique, celle que fait émerger l’informatisation, est essentiellement patrimoniale : ce fait a des conséquences très importantes.
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1 John Hicks, « A suggestion for simplifying the theory of money », Economica, 1935.
2 Jean-François Bouchard, Le banquier du diable, Max Milo éditions, 2015.
3 Harry Markowitz, « Portfolio Selection », The Journal of Finance, 7, mars 1952.

2 commentaires:

  1. Bonjour M. Volle,
    Merci pour cet article, théorique et passionnant à la fois.
    Je m'interroge sur un point : vous montrez dans l'article qui suit que l'iconomie se raccroche à la théorie de l'"économie du patrimoine". Soit. Mais que reste-t-il d'ores et déjà dans nos sociétés actuelles hyper-fianciarisées de l'autre forme d'économie, celle de "la production et de la consommation" ? Car cette financiarisation de la plupart des marchés (dont marchés des commodités -matériaux, énergie, aliments, etc.) est synonyme de gestion d'actifs financiers/gestion de portefeuille, et donc a priori d'économie de patrimoine. Preuve en est que la "loi" de l'offre et de la demande ne semble guère se vérifier ex-post sur ces marchés financiarisés (ex du pétrole, cf travaux de Jancovici).
    Guillaume Colin

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    1. Il reste de la production et de la consommation dans l'iconomie, mais la production est automatisée, le produit est un assemblage de biens et de services, le consommateur est devenu un utilisateur.

      La "financiarisation" de l'économie numérique témoigne de l'importance prise par le patrimoine.

      Plus l'économie est patrimoniale, plus elle offre d'opportunités à des prédateurs car le meilleur moyen pour s'enrichir rapidement est de s'emparer d'un patrimoine. Tout n'est donc pas rose dans une économie fortement patrimoniale !

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