mercredi 13 mai 2020

L'élite et la masse

Rien n’est plus certain que ceci : nous sommes tous des êtres humains et sous ce rapport nous sommes identiques et égaux car nous partageons le même destin, le même voyage qui nous transporte de la naissance à la mort à travers la diversité des âges de la vie, et sommes a priori dotés du même potentiel, celui de l’humanité.

Mais rien n’est aussi plus certain que ceci : nous sommes tous extrêmement différents et inégaux sous le rapport du savoir et de la compétence pratique, inégaux par la maîtrise de la pensée, du langage, par la dextérité de nos gestes et mouvements.

Constater ces inégalités, ce n’est pas nier l’égalité fondamentale des êtres humains : c’est reconnaître la diversité de notre espèce, l’éventail des potentialités offertes à chacun et que chacun réalise plus ou moins profondément.

Nier ces inégalités, c’est couper la racine de l’effort individuel : pourquoi se soucier de maîtriser sa langue si l’on estime que toutes les façons de parler se valent ? Pourquoi se donner la peine d’apprendre une science si l’on estime que l’ignorant en sait autant que le maître ?

Il n’est pas vrai que l’inculte, l’ignorant, le paresseux, soient au même niveau que celui qui a fait effort sur soi-même pour affiner son discernement, interpréter les situations, orienter son action : il existe entre les personnes un relief qu’il faut savoir percevoir.

Quand on est sensible à ce relief on voit certaines personnes se détacher nettement sur la toile de fond moyenne car elles donnent l’exemple d’une humanité accomplie : dans les entreprises, dans la société, ces personnes sont des animateurs (voir « Le secret des animateurs »).

Il s’en trouve dans toutes les institutions, dans toutes les entreprises, et elles ne pourraient pas fonctionner sans eux. Il s’en trouve aussi dans toutes les professions : j’ai connu des animateurs parmi mes professeurs, patrons et collègues, et autour de mon village je vois briller d’un vif éclat le caractère d’un maire, d’un menuisier, d’un électricien, d’un maraîcher, d’une épicière, d’un boulanger, d’une secrétaire de mairie, etc.

Beaucoup de gens semblent cependant ne pas sentir ce relief. J’ai suivi les cours d’allemand de l’excellent M. Guinaudeau qui, chaque année, prenait à bras le corps une classe de seconde pour lui enseigner ce qu’elle était censée avoir appris les années précédentes, et qu’elle ignorait évidemment, mais mes camarades semblaient ne voir en lui qu’un prof autoritaire comme les autres, ni plus ni moins.

De même, notre excellente épicière connaît ses produits, ses clients, ses fournisseurs et sait indiquer discrètement à chacun ce qui lui convient : les gens sont assidus dans son magasin, ils s’y sentent bien, mais cela leur paraît tout naturel et ils ne voient en elle qu’une épicière comme les autres et qui veut « gagner de l'argent », ni plus ni moins.

Les animateurs sont une élite, la seule véritable élite, mais elle est discrète. Ils « créent une bonne ambiance », on a plaisir à travailler ou converser avec eux car tout semble alors simple, clair et naturel. J’ai tenté, dans « Le rationnel et le raisonnable », d’élucider leur façon de voir et de penser.

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Dans La révolte des masses Ortega y Gasset a décrit des situations où le ton est donné et l’ambiance créée non par des animateurs mais par des personnes incultes, ignares, fières de leur inculture et de leur ignorance : « la caractéristique du moment, écrivait-il en 1929, c’est que l’âme médiocre et se sachant médiocre a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et, souvent, de les imposer. »

L’« âme médiocre » peut à bon droit affirmer en tant qu’être humain son égalité avec tout être humain, mais non l’égalité de son discernement, de son jugement, de ses orientations. C’est pourtant ce qu’elle proclame et ce qu’elle impose si les circonstances le permettent : les années 1920-30 ont vu s’affirmer cet esprit qui, niant le meilleur de l’humanité, a entrepris de la détruire en affirmant violemment la légitimité exclusive de la force.

Cette médiocrité est aussi le fait des « élites » sociales et intellectuelles lorsqu’elles se laissent impressionner et séduire par la violence, qu’elles la confondent avec l’énergie : on a vu ainsi des « intellos » se pâmer d’admiration devant les propos insensés et les débordements de nos Gilets Jaunes.

Les entreprises et les institutions sont minées par un flot des fausses nouvelles que disséminent les réseaux sociaux et qui affolent les esprits : « avec le coronavirus, a-t-on ainsi entendu dire, le gouvernement fait mourir les vieux pour économiser sur les retraites ». C’est que deux orientations, différentes dans leur inspiration mais dont les effets s’additionnent, sont à l’œuvre :
  • celle des anarchistes qui s’emploient à « tout foutre en l’air » pour leur plaisir esthétique, clairement exprimée par un petit livre à grand succès, L’insurrection qui vient ;
  • celle des trotskystes qui méprisent le peuple qu'ils manipulent et rêvent de susciter en France des circonstances analogues à celles, en 1917, de la révolution et de la guerre civile russes : on entend son écho dans les déclarations de Jean-Luc Mélenchon et de son parti, La France insoumise, comme dans les articles de Mediapart.

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Les institutions de notre République, héritage précieux de notre histoire, sont ainsi menacées par un sabotage délibéré. Certes elles ne sont pas parfaites ! Mais les animateurs savent faire en sorte qu’elles accomplissent leur mission malgré leurs défauts et malgré les trahisons (voir « L’institution : scandale ou nécessité ? »).

Dans une telle situation l’homme de bonne volonté n’est pas désarmé.

Devant des propos délirants il dispose d’abord de l’arme de la cohérence car tout discours qui affirme à la fois une chose et son contraire, comme celui de ceux qui disent qu'il faut s’organiser pour lutter contre toutes les organisations, s’annule ipso facto.

Il peut aussi tirer les leçons de l’histoire car le mouvement des idées s’y enracine, et elle nous apprend que certaines d’entre elles ont des fruits empoisonnés.

Devant la révolte des masses, devant « ce type d’homme qui ne veut ni donner de raison ni même avoir raison mais qui simplement se montre résolu à imposer ses opinions » (Ortega y Gasset), la meilleure réponse est de s’interdire de céder à un entraînement qui a provoqué tant de désastres et de défendre fermement la raison cohérente, le bon sens attentif, l’humanité généreuse des animateurs : il faut pour cela s’ouvrir à la pensée raisonnable, clé de leur intellect et condition nécessaire pour pouvoir rejoindre leurs rangs.


4 commentaires:

  1. Merci beaucoup cher Michel. Tu as lu dans mes pensées ! Je diffuse autour de moi.

    Je suis affolé par la façon dont d'assez nombreux internautes critiquent "les autorités" sans avoir la moindre idée de la complexité du fonctionnement d'une administration très vaste. Au lieu d'essayer de se mettre à leur place, on imagine qu'ils ont les sentiments bas que peut-être on a soi-même...

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  2. Ton hommage à M. Guinaudeau a toute mon approbation. J'ai longtemps gardé le carnet de grammaire qui condensait les règles grammaticales de la langue de Goethe. Je lui dois ma maitrise de cette langue.
    Yharra

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    1. J'ai toujours ce carnet, et le consulte de temps à autre pour faire une révision.

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  3. Merci. Votre billet a des similitudes avec un article du 26 juin 2020 de George F. Will pour le Washington Post intitulé "Much of today's intelligentsia cannot think", au sujet des événements récents et encore en cours aux États-Unis. Will affirme que le principal problème du pays "is that much of today's intelligentsia is not intelligent" et Will cite lui aussi Ortega y Grasset dans ces trois paragraphes :

    "... Today's gruesome irony: A significant portion of the intelligentsia that is churned out by higher education does not acknowledge exacting standards of inquiry that could tug them toward tentativeness and constructive dissatisfaction with themselves. Rather, they come from campuses, cloaked in complacency. Instead of elevating, their education produces only expensively schooled versions of what José Ortega y Gasset called the "mass man."
    In 1932's "The Revolt of the Masses," the Spanish philosopher said this creature does not "appeal from his own to any authority outside him. He is satisfied with himself exactly as he is. . . . He will tend to consider and affirm as good everything he finds within himself: opinions, appetites, preferences, tastes." (Emphasis is Ortega's.)
    Much education now spreads the disease that education should cure, the disease of repudiating, without understanding, the national principles that could pull the nation toward its noble aspirations. The result is barbarism, as Ortega defined it, "the absence of standards to which appeal can be made." A barbarian is someone whose ideas are "nothing more than appetites in words," someone exercising "the right not to be reasonable," who "does not want to give reasons" but simply "to impose his opinions.""

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