(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)
Une « chose qui pense » ?
Le silicium dans lequel sont gravés processeurs et mémoires, muni d'un programme, serait capable de « penser comme un être humain », voire mieux ?
Une « chose qui pense » et qui n'est pas même vivante ! S'il est facile de l'imaginer dans des œuvres de fiction, cela risque de nous faire croire à un réel qui n’existe pas. Certains vont même plus loin : « si je peux imaginer une chose, semblent-ils dire, c'est qu'elle est réelle ». La porte à une « réalité alternative » est alors ouverte.
Une réalité pratique résultant d’un travail réalisé par des humains
Chaque application de l'intelligence artificielle s'appuie sur une base de données contenant des observations d’un grand nombre de cas individuels : certaines sont descriptives (symptômes observés sur des patients, données socio-économiques observées sur des ménages, etc.), d'autres classent les individus selon une nomenclature (diagnostic porté par des médecins, remboursement de la dette ou défaut de l'emprunteur, etc.).
Le cadre de cette base (liste des symptômes et des diagnostics) a été choisi par des humains, son contenu a été alimenté par des observations produites ou choisies par des humains. Elle est ensuite soumise à diverses techniques afin de mettre en évidence une corrélation entre symptômes et diagnostics. Lorsque tout se passe bien, ce travail aboutit à un logiciel de taille modeste qui, alimenté par des symptômes observés sur un nouvel individu, fournira une estimation du diagnostic de son cas, accompagnée d'un score de pertinence.
Il ne faut pas sous-estimer l'apport d’un tel instrument : le diagnostic est posé rapidement et de façon éventuellement plus fiable que par un humain. L'intelligence artificielle apporte ainsi rapidité et fiabilité à la fonction de l'intellect qui consiste à classer les objets qu'il perçoit (personnes, arbres, textes, etc.) selon des nomenclatures qui lui sont habituelles. Cette rapidité et cette fiabilité peuvent donner l'impression d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine mais elles caractérisent en fait toutes les applications de l’informatique.
Intelligence en conserve ou humaine ? Ce qui est vraiment nouveau, c’est le « cerveau-d’œuvre »
Si un outil d'intelligence artificielle semble intelligent, c’est qu’il s’agit d’une intelligence humaine mise en conserve, d’une « intelligence à effet différé » stockée dans un instrument qui la mettra en œuvre avec la rapidité que procure l'informatique. Cette intelligence stockée dans un programme informatique coopérera avec l'« intelligence à effet immédiat » des humains tout comme les machines, stock de « travail à effet différé », coopèrent avec le « travail à effet immédiat » des ouvriers.
Mais les images qui entourent l'expression « intelligence artificielle » ont peu en commun avec la mise en conserve d'une intelligence humaine : on va jusqu'à évoquer un automate capable d'éprouver des émotions, d'avoir des désirs et des intentions ! Cette chimère masque l'apport le plus important de l’informatisation : l'émergence du cerveau d’œuvre, symbiose du cerveau humain et de l'ordinateur. Pour réussir cette symbiose il faut une compréhension exacte des aptitudes du cerveau humain, de celles de l'ordinateur et de la façon dont ils peuvent coopérer en se complétant.
L’intelligence artificielle, risque politique
Affirmer qu'une « chose qui pense » peut posséder une intelligence supérieure risque d’inciter à confier toute l'action à « l'intelligence à effet différé » et à ne laisser aucune autonomie à « l'intelligence à effet immédiat » des humains. Les organisateurs d’une entreprise voudront alors des agents soumis à l'automate comme dans l'entreprise mécanisée les ouvriers l’étaient à la machine. L'« intelligence à effet immédiat » est alors niée avec ses capacités d’adaptation aux particularités, de réponse aux imprévus, de compréhension de ce qu'a voulu dire une personne.
Cette orientation est à l'œuvre. Des entreprises contraignent chaque agent à obéir à « son » ordinateur : il s'agit de programmer le « peuple » afin qu'il exécute automatiquement les actions qu’ont décidées des « experts ». Cela oriente vers une société de rapports de force et de révolte.
Bill Gates, Elon Musk ou Stephen Hawking disent être effrayés par la perspective d'une intelligence artificielle qui serait supérieure à celle de l'être humain. Ce fantasme nous éloigne de la symbiose de l’ordinateur et du cerveau humain dans le cerveau d’œuvre, seule orientation pratique et politique qui puisse permettre de réussir la révolution industrielle en cours.
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