Les mondes virtuels existent depuis très longtemps, utilisant diverses techniques. Le conteur captive et fascine son auditoire, le théâtre ou le cinéma aident le spectateur à s’évader un temps de sa vie quotidienne, la littérature propose au lecteur de partager la vie de ses personnages : n’avons-nous pas fait depuis longtemps l’expérience de tous ces mondes virtuels ?
Le métavers nous propose, moyennant des lunettes spéciales, l’immersion visuelle et sonore dans une simulation 3D qui sera, si les promesses de la technique sont tenues, aussi réaliste en apparence que le monde réel lui-même. La distance qui séparait le spectateur du spectacle semblera supprimée : il pourra se déplacer et agir réellement dans un monde simulé.
Il y a là une nouveauté pratique dont il est difficile d’évaluer aujourd’hui toutes les conséquences économiques, psychologiques, sociologiques et culturelles, mais pour s’en faire une idée il est utile de la comparer à nos expériences antérieures.
Que veut-on dire quand on oppose le réel et le virtuel ?
On pense que le virtuel, c’est ce que l’on voit sur l’écran de l’ordinateur, tandis que le réel, c’est ce qui se trouve dans l’espace physique. Ce que l’on voit sur l’écran de l’ordinateur a pourtant une réalité, sans cela on ne le verrait pas. Mais quelle est cette réalité ? Pour tirer cela au clair il est bon de chercher des analogies, puis de les dépasser.
La photographie d’une personne propose à notre vue une image de cette personne. À cette image le film ou la vidéo ajoutent le mouvement, mais c’est toujours une image. La personne est réelle, ou elle l’a été ; l’image à certes une réalité, mais c’est celle d’une image et elle évoque une autre réalité qu’elle-même, celle de la personne.
Ainsi le virtuel propose à l’ imagination l’image d’un objet réel (ou imaginaire, dont réalité est alors simulée). Pour prendre le phénomène selon toute son extension, il faut voir que sa réalisation informatique n’est qu’un cas particulier, et récent, parmi beaucoup d’autres.
L’Iliade et l’Odyssée proposent un récit qui, faisant exister la guerre de Troie dans notre imagination, la ressuscite sous la forme d’une image mentale. Une œuvre littéraire ou cinématographique propose ainsi une image des situations qu’elle évoque, des personnages qu’elle décrit : elle enrichit l’expérience du lecteur, dont l’expérience propre n’aurait sans doute jamais rencontré de telles situations, de tels personnages.
Ce n’est pas sans risques. L’adolescent peut croire que seul est réel ce qu’il voit dans la littérature et les films, car comparées à eux les situations et les personnes qu’il rencontre dans sa vie lui semblent banales, sans intérêt et sans signification. L’expérience et l’exercice des responsabilités apportent normalement à l’adulte un tout autre point de vue : certains restent pourtant des adolescents prolongés, prisonniers d’un monde virtuel dont ils ne peuvent pas s’échapper.
Un scanner permet de saisir l’image informatique d’un objet réel, de modéliser sa surface selon un maillage qui sera ensuite recouvert d’une « peau » virtuelle, et doté de couleurs et d’ombres selon l’emplacement supposé d’une source virtuelle de lumière. Cette image informatique pourra alimenter une imprimante 3D qui reproduira la forme de l’objet, après modification éventuelle de ses dimensions : l’objet initial peut ainsi donner naissance à une gamme d’objets de taille et proportions différentes, ce qui permet par exemple d’adapter une prothèse osseuse à chaque individu.
Le scanner permet de passer de l’objet réel à son image 3D, l’imprimante 3D permet de passer de l’image 3D à un objet réel : le virtuel franchit ainsi dans les deux sens, aller et retour, la frontière de l’écran informatique entre l’image et le réel.
L’image 3D reproduit des êtres réels – sculptures, machines, physionomies, paysages, bâtiments, villes etc. – moyennant une perte de précision et donc d’information : le maillage ne permet pas la représentation fidèle de tous les détails. Sur une statue l’image des paupières, par exemple, sera floue car leur surface est trop accidentée pour que le maillage puisse la rende exactement.
Mais cette perte d’information a pour contrepartie un gain en signification, car l’image 3D d’un objet réel est plus lisible, plus facile à interpréter, que l’objet lui-même. Tandis que le mont Saint-Michel présente à la vue une masse qu’elle ne peut pas embrasser sa représentation 3D, certes approximative si l'on recherche le détail, permet à l’œil de virevolter autour de cette masse comme s’il était celui d’un oiseau, de la découper pour voir sa structure interne, de faire apparaître la géométrie 3D des espaces vides qu’elle contient, de visiter son sous-sol et ses couloirs, etc.
La perception, la connaissance, la compréhension de l’objet réel sont ainsi enrichies par son image virtuelle. Les techniciens qui assurent la maintenance des objets techniques complexes (le réacteur d’un avion par exemple) sont aidés dans le démontage et le remontage par une image 3D qui, affichée sur leurs lunettes, indique l’ordre nécessaire des opérations.
La conception des architectures, des machines, est assistée par une image 3D qui permet de les découper et de faire apparaître l’agencement de leurs organes. Alors que la surface opaque de l’objet réel oppose une énigme à la perception (que l’on pense à celle d’un avion de chasse comme le Rafale), sa représentation 3D permet de l’inspecter sous tous les angles puis de le pénétrer, de suivre le parcours de ses câbles, de s’assurer de l'ajustement de ses composants.
L’image virtuelle peut être en outre équipée de programmes qui permettent de la modifier : on peut régler les dimensions d’une prothèse, modifier la taille d’un bâtiment dont les éléments (charpente, câblage, etc.) sont recalculés automatiquement, soumettre un avion à des essais virtuels qui, comme le faisait naguère un pilote d’essai, permettent de tester son comportement en vol.
L’ordinateur a enrichi la panoplie du virtuel en ajoutant aux textes, aux images fixes ou animées, les jeux, les réseaux sociaux, les images 3D et, bientôt, avec le métavers, le voyage et les rencontres dans une simulation 3D, enrichis et outillés avec la blockchain et les contrats intelligents par des tokens et des transactions automatiques.
On s’inquiète avec raison des conséquences que cela peut avoir : lorsque des images se substituent au réel l’intellect peut se complaire dans un monde imaginaire et illusoire, devenir réceptif aux « fake news », soumis à la « post-vérité » de « faits alternatifs ». Lorsque le complotisme se répand comme avec Qanon, le délire devient pandémique.
Il est là encore utile de considérer des précédents, très antérieurs à l’informatisation, à l’image 3D, etc. Les œuvres littéraires ont contribué à former des imaginaires qui avaient peu de rapport avec la réalité, des propagandes ont altéré le jugement de la population, la séduction qu'exercent des chimères a supplanté le sens du possible.
Ainsi on peut dire que les dangers du virtuel que l’informatisation a fait apparaître ne diffèrent pas de ceux qu’a toujours eu le virtuel, avant qu’il ne dispose pas des ressources de l’informatique : le récit, l’écriture, le spectacle, les journaux, etc. y suffisaient.
Cependant l’informatisation apporte au virtuel une puissance inédite, une influence supérieure sans doute à celle qu’ont pu avoir les contes, les livres, la presse, les médias, etc. Comme dans tous les autres domaines, elle apporte autant de dangers nouveaux que de possibilités nouvelles, et ici le danger est accru par l'ubiquité et la généralité de l'accès à l'informatique : les blogs et les réseaux sociaux favorisent la pandémie de délire en conférant à des « fake news » une crédibilité et même une autorité éditoriales.
Il faut une hygiène personnelle pour chacun, et pour la société l'hygiène collective s'appuie sur des lois, des règlements, elle est sanctionnée par le juge. Le pouvoir législatif doit donc édicter des lois qui délimitent ce qui est interdit, le régulateur doit les administrer, le pouvoir judiciaire doit les appliquer. Cela suppose que les parlementaires aient une vue lucide du phénomène, que les magistrats soient compétents, que le régulateur soit judicieux.
Là encore, l'examen des précédents est instructif. Tous les grands changements – l'invention de l'écriture, l'industrialisation et, aujourd'hui, l'informatisation qui en est l'épisode le plus récent – suscitent dans la population un désarroi avant que l'expérience ne lui permette d'accéder à une maturité. Les dangers qu'apportent le virtuel et le métavers ne sont qu'un cas particulier de ceux qu'apporte l'informatisation. Faut-il renoncer à ces innovations ? Non sans doute, mais il faut apprendre à les maîtriser collectivement.
Si nous avons appris à distinguer le faux du vrai dans les livres, journaux et médias, à reconnaître les farceurs qui se glissent parmi les experts, à nous libérer de la séduction fantasmatique que peuvent avoir la publicité, la propagande, et aussi la lecture, le spectacle, les jeux, bref : si nous avons acquis la maturité qui seule permet l'action responsable, nous saurons tirer parti du virtuel et des métavers. Est-il impossible de respecter ces conditions ?
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