La science économique a longtemps ignoré la monnaie. Le modèle néoclassique qui lui servait de référence se focalise en effet sur la relation entre la « fonction de production » des entreprises et la « fonction d'utilité » des consommateurs : l'« optimum de Pareto » est atteint lorsque les prix relatifs sont tels qu'il serait impossible d'accroître le bien-être d'un consommateur sans diminuer celui d'un autre.
Certes le fait est que chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, mais comment comprendre la « confiance » qu’évoquent les économistes1 ? Dans leur raisonnement elle tombe du ciel et elle explique tout. Comment peut-on, d’ailleurs, croire que la monnaie est « transparente », comme ils le disent parfois, alors qu’une crise monétaire peut mettre l’économie à l’arrêt ?
Ne faut-il pas tirer cette question au clair avant de se lancer dans les monnaies non seulement électroniques mais cryptées et inscrites dans une blockchain, fussent-elles « de banque centrale » ? Quels sont les critères selon lesquels on pourra évaluer leur qualité, leur solidité et, finalement, la confiance que l’on peut ou doit leur accorder ?
La réponse à cette question, trop souvent ignorée, se trouve dans un article de John Hicks2. Il a suggéré d'associer à chaque individu non pas une, mais deux fonctions d'utilité : l'une concerne sa consommation, c'est la seule que le modèle économique de référence considère ; l'autre concerne le patrimoine que forment les actifs qu'il possède : biens meubles et immeubles, équipements ménagers, actifs financiers, enfin monnaie.
Hicks classe ces actifs selon qu'ils sont plus ou moins « liquides », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement échangeables sur le marché. Les actifs parfaitement liquides sont de la « monnaie », les mots « monnaie » et « liquidité » étant pratiquement synonymes. Les autres actifs sont d'autant moins liquides que leur échange nécessite une négociation et un délai plus longs (que l'on pense aux démarches que nécessite la vente d'un appartement), mais ils ont l'avantage de « rapporter quelque chose » alors que la monnaie « ne rapporte rien ».
Dans un bilan le classement des actifs selon leur rendement est de sens contraire au classement selon leur liquidité : un actif rapporte d'autant moins qu'il est plus liquide. La monnaie ne rapporte rien et même son pouvoir d’échange se dégrade au cours du temps en raison de l’inflation.
Pourquoi donc les agents souhaitent-ils détenir de la monnaie, actif qui ne leur rapporte rien, au lieu de faire des « placements » qui, eux, peuvent rapporter des loyers, des dividendes, des intérêts, des plus-values ?
L'explication se trouve dans l'incertitude du futur. Il est évident pour chacun que le futur est essentiellement incertain, mais la science économique a longtemps ignoré ce fait, ajoutant simplement dans ses calculs un indice t à des données futures supposées connues. John Maynard Keynes a été le premier à considérer les effets de l’incertitude des anticipations, pour le grand scandale des autres économistes.
Si l’on tient compte de l’incertitude du futur on comprend pourquoi les agents économiques ont besoin de monnaie : il leur faut en détenir une certaine quantité pour pouvoir régler les transactions quotidiennes et courantes sans être contraint de vendre un actif non liquide, et une autre quantité pour pouvoir saisir au vol une bonne affaire lorsqu'elle se présente et, de façon générale, pouvoir réagir rapidement aux accidents imprévisibles que la vie comporte inévitablement.
Chaque agent a donc, tout comme il a une « structure de consommation désirée », une « structure de patrimoine désirée » qui détermine la part de son patrimoine qu'il juge raisonnable de consacrer à chaque catégorie d'actif, compte tenu de leur liquidité, de leur rendement anticipé et aussi en principe, selon la théorie du portefeuille, de la corrélation des incertitudes.
Si chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, ce n'est donc pas parce qu'il « fait confiance » : c'est parce qu'il en a besoin pour maintenir ou accroître la liquidité de son patrimoine, et c'est ce besoin qui explique la fonction fiduciaire de la monnaie : la confiance ne tombe pas du ciel.
A chaque instant, l'offre et la demande de monnaie s'équilibrent en déterminant son pouvoir d'échange : dès que l'on tient compte de l'incertitude du futur, la monnaie n'est donc pas « transparente » comme dans le modèle de référence. L’offre et la demande de monnaie sont organiquement liées à la marche de l’économie, leur équilibre ou leur déséquilibre ont des conséquences économiques.
L'inflation s'explique par une « fuite devant la liquidité », la déflation par un « excès de besoin de liquidité », toutes deux entraînent une évolution des prix qui a une influence sur le besoin de monnaie et aussi sur l'économie physique et réelle.
Les praticiens n’ont pas attendu les explications des économistes pour « gérer la monnaie » de façon à éviter ou surmonter les crises monétaires. L’intuition et l’instinct ont permis aux plus habiles d’entre eux de se passer d’une « théorie » pour concevoir les effets que leurs décisions pouvaient avoir sur le comportement des agents économiques.
Ainsi par exemple Hjalmar Schacht a su, pendant la guerre de 14-18, relancer l’économie belge en imposant ses décisions à des « experts » réticents3. Cette économie était à l’arrêt parce que les bons de réquisition de l’armée allemande d’occupation avaient chassé la « bonne monnaie » que les Belges thésaurisaient. L’État belge n’existant plus, Schacht a appelé les régions à donner leur garantie à un emprunt qui permit à la Belgique de payer les réquisitions en bonne monnaie. L’économie redémarra à plein régime et les impôts permirent de payer les intérêts de l’emprunt.
Il n’est cependant pas inutile posséder une théorie plus solide que celle qui constate une « confiance » qu’elle n’explique pas. L’incertitude du futur explique que l’on ait besoin d’un patrimoine et, dans ce patrimoine, besoin de liquidité. Elle permet aussi de comprendre ce qu’ont de judicieux des expressions comme « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier », « on ne prête qu’aux riches », etc.
L’informatique, après avoir conquis le système productif, s’empare maintenant de la monnaie, ajoutant ainsi un nouvel épisode à sa riche histoire4.
À quelles conditions les crypto-monnaies et les « monnaies digitales de banque centrale » peuvent-elles être de « bonnes monnaies » ? Ou, pour poser la question autrement, fourniront-elles une liquidité de bonne qualité, répondant aux besoins des agents économiques ?
La première qualité de la liquidité est d’être immédiatement disponible, c’est même sa définition. Mais d’autres qualités doivent être exigées et l’informatisation de la monnaie peut permettre de répondre à cette exigence :
- vitesse, faible coût et fiabilité des transactions ;
- sécurité de leur enregistrement en mémoire ;
- confidentialité (sous réserve du droit d’investigation des autorités de contrôle) ;
- disponibilité d’outils pour lutter contre le blanchiment ;
- disponibilité d’outils comptables et statistiques, etc.
Dans la concurrence entre les crypto-monnaies, ces critères de qualité seront décisifs. La mise en œuvre des armes puissantes qu’apporte l’informatique nécessitera des compétences spéciales, une adaptation des organisations (à laquelle les entreprises seront toujours réticentes) et un apprentissage des utilisateurs.
La puissance de ces armes s’accompagne naturellement de dangers : si l’on n’y prend pas garde, elles peuvent être utilisées très habilement par des prédateurs car ils sont vigilants et se tiennent à l’affût5. Le législateur et le régulateur ont du pain sur la planche…
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1 André Orléan, L'empire de la valeur : refonder l'économie, Points, 2013.
2 John Hicks « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money », Economica, 1935.
3 Jean-François Bouchard, Le banquier du diable, Max Milo éditions, 2015.
4 Romuald Szramkiewicz, Histoire du droit des affaires, Montchrestien, 1989.
5 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
Le privilège du prince de battre monnaie s’est progressivement étendu à des firmes privées. Les banques commerciales créent de la monnaie sans véritable effort. La FED n’a presque rien d’une organisation d’état, c’est une association de banques privées dont le porte parole est nommé par le pouvoir politique. Cette situation n’est pas tenable dans la durée car les institutions privés n’ont pas la noblesse du prince. Les véritables cryptomonnaies comme Bitcoin ou Monero permettent de pallier au problème de la nécessité fonctionnelle de l’existence du prince. Les mathématiques et l’électronique deviennent le prince. La confiance dans l’intégrité d’un tiers n’est plus nécessaire. La nature a horreur du vide et les cryptomonnaies viennent combler un vide d’intégrité. Elles seront combattues par ceux qui veulent garder leurs privilèges mais la nature technique des cryptomonnaies rend caduque l’espoir de les contrôler durablement. La manière dont les cryptomonnaies sont nées, avec le Bitcoin en 2009, d’une sorte d’apparition divine, derrière un pseudonyme qui vraisemblablement n’est pas qu’un seul homme mais un groupe génial de bienfaiteurs visionnaires, est il me semble une première dans l’histoire de la technique. Un peu comme dans un film de science fiction où on trouve une arme magique d’origine extra-terrestre qui permet de vaincre tous les ennemis avec une grande facilité !
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