L’informatique, qui est une science, est aussi une ingénierie qui consiste à construire et programmer des automates : elle est faite pour réaliser tout ce qui est programmable, c’est-à-dire tout ce qui est prévisible.
Les données qui sont fournies à un programme par des capteurs ou saisies par des êtres humains sont des images sélectives du monde réel, produites selon une grille conceptuelle dont le programme contient la définition. Certes, elles ne sont pas prévisibles, et donc le résultat du programme est imprévisible. Mais le traitement auquel les données sont soumises (et qui conduit au résultat) est, lui, parfaitement prévisible – puisqu’il a été programmé !
L’espace logique dans lequel agit l’informatique – grille conceptuelle, traitements programmés – a donc des limites : il ne peut pas rendre compte de la complexité illimitée du monde réel, ni du caractère essentiellement imprévisible du futur. Ces limites sont en fait les mêmes que celles de la pensée rationnelle, faite de concepts et de raisonnements.
Mais l’intellect humain ne se réduit pas à la pensée rationnelle : il possède une pensée pré-conceptuelle, faite d’intuition et d’anticipation, capable de bâtir les concepts qui, rendant compte d’une situation historique concrète, permettront d’y agir de façon judicieuse. Une autre forme d’intuition lui permet en outre de surmonter les différences qui existent entre des langages et des points de vue afin de comprendre ce qu’a voulu dire une autre personne.
Ainsi l’informatique qui est parfaite, complète et efficace dans un monde qui serait rempli d’automates, rencontre un tout autre monde lorsqu’elle est confrontée à l’intellect humain tel qu’il se manifeste dans les comportements et les actions des individus et, en particulier, dans l’action productive et collective qui est celle d’une entreprise.
La rencontre de l’informatique avec l’entreprise donne naissance à un être hybride et complexe, le système d’information, qui assure l’insertion de la ressource informatique dans l’action productive. Il ne faut pas s’étonner si nombre d’informaticiens, séduits par la clarté logique de leur discipline et trouvant dans sa complexité de quoi satisfaire leur intellect, ignorent les systèmes d’information ou les jugent répugnants lorsqu’ils leur sont confrontés.
L’entreprise, institution qui remplit une mission productive en organisant le travail des êtres humains qu’elle rassemble, est elle-même un être des plus complexes : si sa mission peut sembler simple (produire, afin de satisfaire des besoins, en se spécialisant sur certains types de produits : automobiles, chaussures, tomates, téléviseurs, etc.), la réalisation de la mission nécessite l’organisation et la réussite d’un travail de conception et d’ingénierie (qui comporte la construction et la programmation des automates), l’organisation de la production physique du produit (en fait, il s’agit de la reproduction quantitative d’un prototype), de sa commercialisation, de sa distribution, des relations avec les clients, fournisseurs et partenaires, etc.
L’entreprise est le théâtre d’un drame, ou plutôt d’une tragi-comédie, entre la mission qui exige une adaptation continue aux évolutions de la situation historique, et le formalisme de l’organisation qui réclame, lui, pérennité et stabilité et s’impose dans les esprits au risque de leur faire oublier ou négliger la mission.
Elle a besoin de définir une grille conceptuelle pertinente en regard de sa situation et de son action, grille qui fournira ses concepts au système d’information. Elle a besoin de bâtir le processus de production, qui conduit des matières premières ou produits intermédiaires vers le produit fini, qui conduit aussi de la prise de commande à la livraison et à la facturation, qui comporte, outre l’élaboration du bien physique ayant une masse et un volume, la fourniture des services qui l’accompagnent entre les mains du client et confortent sa satisfaction.
Elle a besoin, pour superviser le processus et contrôler sa bonne exécution, d’indicateurs de performance (qualité, délai, maîtrise des coûts) et de satisfaction des clients. Elle a besoin enfin, pour choisir son orientation stratégique, d’un éclairage de la situation : besoins à satisfaire, marché et concurrence, état de l’art des techniques.
En réponse à tous ces besoins l’informatique apporte des instruments puissants, mais dont la maîtrise conceptuelle et pratique suppose des compétences élevées : en programmation certes, mais aussi en architecture car il faut parvenir à faire fonctionner ensemble des composants que l’on se procure auprès des fournisseurs et qui sont autant de boites noires dont les bogues sont corrigées par des « scripts » ou des procédés qu’indique un « forum », et dont les versions successives (et coûteuses) comportent de nouvelles bogues et exigent de nouveaux « scripts »…
Les informaticiens sont comme les soutiers qui veillent au bon fonctionnement de la chaudière du navire, souci constant dont les élégants passagers n’ont pas la moindre notion, de sorte que l’informatique sera souvent considérée comme un « centre de coût » et toujours jugée trop chère…
Il faut enfin et surtout que la définition des concepts, la conception des programmes et de l’architecture, s’appuient sur une anticipation des comportements. L’action productive, étant collective, obéit en effet aux ressorts d’une micro-sociologie locale, celle des pouvoirs et légitimités, qui accepte certaines actions et en refuse d’autres : la coopération des diverses spécialités, des diverses directions, toujours souhaitable, demande de longues négociations ; la culture de l’entreprise, héritière de son histoire, est porteuse de traditions et de phobies. Il faut aussi savoir interpréter la « demande des utilisateurs », image déformée et fallacieuse de leurs besoins réels.
Il arrive d’ailleurs que l’ingéniosité des utilisateurs, dont il faut savoir anticiper les effets, se satisfasse de solutions bancales qui compromettent la cohérence du système d’information : les concepts se dégradent dans divers dialectes locaux, la qualité des processus est altérée (par exemple par une gestion « last in, first out » des files d’attente), l’utilisation de la messagerie, du Web et autres outils de communication expose l’entreprise à des indiscrétions, des cyberattaques, etc.
Le système d’information permet donc à l’entreprise de tirer parti de la puissance et des ressources que l’informatique met au service de son action, mais d’une part l’utilisation de progiciels « boite noire », souvent opportune, complique son architecture, et d’autre part l’action productive et collective de l’entreprise, accomplie par des êtres humains qui ont chacun leurs valeurs, leurs priorités, leur psychologie, leurs habitudes, obéit à une micro-sociologie des pouvoirs, légitimités et ambitions qui se condense dans la « culture » de l’entreprise, dans son « ambiance ».
Concevoir un système d’information, le faire vivre, suppose donc de posséder, outre les compétences proprement informatiques, la sensibilité, l’intuition, l’instinct qui permettent d’anticiper ce que seront dans l’entreprise les conséquences pratiques des décisions que l’on peut prendre, et de savoir naviguer dans sa complexité technique mais aussi sociologique, psychologique, historique et anthropologique : travail sans fin qui nécessite en principe le bon sens, le « coup d’œil » que possèdent les meilleurs stratèges.
excellent article Michel !! tout est très bien décrit !! je rajouterai mon grain de sel (comme d'hab 😂 !!) qu'au delà du coup d'oeil du stratège, il faut que ce stratège sache convaincre..or (et c'est un autre drame dans l'entreprise) ..le "gut feeling" n'est parfois pas autorisé aux n-2 ou n-3 de l'entreprise. Il faudra donc que cette personne se justifie..et ça ça prend des plombes...et pendant ce temps...des gens suent à grosses guttes devant un SI mal foutu !
RépondreSupprimerolivier Piuzzi