jeudi 27 octobre 2022

Le Virtuel et l’Existant

Ni les mondes virtuels que l’on découvre sur l’écran de l’ordinateur, ni notre rapport avec eux ne sont radicalement nouveaux : les mondes qu’offre depuis longtemps la littérature (au sens large qui inclut les contes, le théâtre et le cinéma) sont, eux aussi, « virtuels ». J’en ai fait l’expérience.

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C’est ma mère qui m’a appris à lire. Je pleurais : « il y a trop de lettres, je n’y arriverai jamais ! », mais finalement j’ai su lire lettre à lettre. Ma mère m’a alors donné un livre qui contenait des dessins et de petites histoires, il m’a exercé à lire les syllabes et les mots. Puis elle m’a donné Les malheurs de Sophie.

Merveille ! Cette lecture, enrichie par mon imagination, y a fait apparaître un monde de personnages et de situations. Chacun des livres de notre bibliothèque m’a alors semblé contenir un trésor qui n’attendait que ma lecture pour se révéler.

Ma mère lisait beaucoup. De Proust, de Colette et de quelques autres, elle disait « comme c’est bien écrit ! ». Cela m’a rendu attentif à la qualité de l’écriture. Mes lectures ont comporté deux niveaux : celui des personnages et des situations ; celui du style et de la construction du texte, dont je m’efforçais de percer les secrets.

Cette préoccupation avait quelques inconvénients. M’intéressant exclusivement à ce qu’exprime la langue française, je refusais les langues étrangères et les maths : j’étais « nul ». Les professeurs, exaspérés, se demandaient comment un élève « bon en français », et même disaient-ils parfois « cultivé » (car j’avais lu plus que la plupart de mes camarades), pouvait être un aussi parfait idiot.

Les mondes que la lecture faisait naître dans mon imagination me paraissaient plus colorés, plus intéressants que le monde dans lequel ma vie se déroulait et qui me semblait fade, triste et laid. Il faut dire que jusque vers 1955 la France n’a pas offert aux jeunes un spectacle réjouissant avec les pénuries, les guerres coloniales, le lointain mirage virtuel américain...

La lecture avait aiguisé mon sens esthétique. Lorsque celui-ci découvrit l’élégance que peut avoir une démonstration, je devins « bon en maths » ; un séjour en Allemagne me permit de devenir aussi « bon en allemand ». Mes professeurs furent ébahis par cette métamorphose, mais je restais prisonnier des mondes virtuels qu’offrait la littérature. Un événement me libéra de ma prison.

*     *

J’étais en seconde et venais de lire Les Buddenbrook. Ce livre évoque la ville de Lübeck, ses maisons, la vie intime des familles bourgeoises, leur activité commerciale, l’effort des autres familles pour grimper l’échelle sociale. Thomas Mann y défend sa thèse favorite, celle de la décadence qu’apporte le souci des arts et de l’intellect, mais elle me touchait peu.

Je me suis trouvé un soir devant la tour Pey-Berland, attendant le bus. Comme souvent à Bordeaux, il pleuvait et les lampadaires faisaient briller les pavés. Soudain l’image des rues pavées de Lübeck s’est superposée à celle de cette rue bordelaise, aussi consistante que celles de Lübeck. Les maisons de Bordeaux et leurs habitants acquirent la même consistance.

Le monde virtuel de la littérature ayant fusionné avec le monde réel l’intérêt de ce dernier, sa consistance, sa richesse, sa beauté se déployèrent comme si une main avait écarté le rideau qui me les avait cachées. Une phrase mal construite s’est formée dans mon esprit et l’émotion l’y a gravée pour toujours : « la littérature dit notre vie ».

J’étais la même personne, mais non le même personnage car le monde réel jusqu’alors dédaigné s’imposait mon attention. Il s’en est suivi une foule de conséquences... mais laissons cela, je veux seulement ici tirer les leçons de cette expérience.

*     *

Certains de mes petits-enfants, de leurs amis et camarades, sont aujourd’hui, comme je l’ai été naguère, prisonniers du monde virtuel de la littérature et des films, notamment fantastiques, auxquels s’ajoutent les jeux vidéos, les réseaux sociaux, bientôt peut-être le métavers. Les séductions du virtuel en imposent aussi aux nombreux adultes qui se laissent séduire par des « fake news » et autres « théories du complot » au point de perdre la conscience de leur situation dans le monde comme des responsabilités que comporte leur action.

Mais rien n’est perdu car chacun peut être libéré, comme je l’ai été, par un événement qui lui révélera la complexité de l’Existant, du monde qui existe (ex-sistere, « se tenir debout à l’extérieur ») devant le monde intérieur que créent notre imagination et notre pensée.

Comme le Dieu du judaïsme, l’Existant est inconnaissable : jamais notre pensée ne peut parvenir à « connaître entièrement » ni une personne, ni même l’objet réel le plus modeste, son histoire, sa composition moléculaire, son futur, etc. Mais notre intuition, notre intellect nous procurent des « poignées » pour saisir le monde réel : nous savons créer les concepts qui suffisent pour représenter de façon pratique notre situation, y agir et y inscrire nos valeurs.

Sortir de la prison intérieure, se focaliser sur l’Existant, transforme d’ailleurs ces valeurs car celles qui auraient pu accaparer notre ambition deviennent dérisoires : les bonnes notes, la carrière, la célébrité, la richesse, etc., sont indifférentes à l’animateur qui consacre sa vie à un dialogue actif avec l’Existant.

3 commentaires:

  1. Je vous lis depuis des années, toujours avec intérêt. Le récit de vos expériences, les réflexions qu'elles vous inspirent m'ont souvent touché et influencé lorsque je devais, moi aussi, apprendre à m'orienter. Merci à vous.

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  2. Bravo Michel pour ce bel article. Tu as raison. Le mieux est l’action pour se confronter au réel , vivre dans le présent et garder des rêves pour l’avenir.

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  3. Une très belle analyse du réel et du non réel... une des plus vraie que j'ai pu lire ... connaître son moi est très difficile et l'accepter un défi...

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