Il existe plusieurs façons de trahir un pays.
On pense immédiatement aux profiteurs et aux prédateurs : les dirigeants qui, comme l’a fait Carlos Ghosn, s'octroient une rémunération dont le montant annuel est celui d'un patrimoine familial confortable ; les politiques qui, fascinés par le niveau de vie de ces dirigeants, se procurent des revenus annexes en tirant parti de leur fonction et en cédant aux lobbys ; les entreprises qui, pratiquant une évasion fiscale nommée « optimisation », profitent de la qualité des équipements et services publics sans contribuer à leur financement ; les aventuriers qui, comme Patrick Drahi, empruntent pour s'emparer d'entreprises auxquelles ils feront ensuite porter le poids de la dette ; les banques enfin, qui vendent aux fraudeurs et aux criminels le blanchiment de leurs gains.
Mais il existe d'autres formes de trahison. Des intellectuels et gens des médias, cultivant un désespoir à la mode, parlent de notre prétendue « décadence », de notre prétendue « insécurité », alors que l'histoire montre que la France n'a jamais connu une telle sécurité et que si le PIB croît plus lentement que naguère, il ne recule pas (sauf en cas d’accident comme l’épidémie actuelle). Des économistes et des philosophes militent contre le « capitalisme » et pour une « décroissance » dont les conséquences personnelles les contrarieraient à coup sûr. Des « penseurs » comme les auteurs de L'insurrection qui vient, partisans de la « Nuit debout » et autres militent pour la destruction du « système », c'est-à-dire des institutions.
Le respect dû à l'être humain quel que soit son sexe est caricaturé par des nouveautés grimaçantes (« celles et ceux », écriture inclusive, etc.) qui détériorent notre langue maternelle, le français. Cette langue, des universitaires et des chercheurs l'ont abandonnée au détriment de la qualité de leur pensée pour ne plus parler et écrire qu'en un mauvais anglais, et cela s’est répandu aussi dans nos entreprises.
Des expressions comme « musique contemporaine » et « art contemporain » sont autant d’oxymores : sauf exception honorable, mais rare, ce qu'elles désignent n'est pas de la musique mais du bruit, pas de l'art mais une spéculation : notre culture est ainsi trahie par des personnes qui s’érigent en arbitres du goût.
Le « peuple »-même, que certains semblent vouloir diviniser, trahit à sa façon. Dans mon coin de province des personnes qui vont consulter à l'hôpital, et qui seraient parfaitement capables de conduire leur voiture, prennent le taxi remboursé par la sécurité sociale « parce qu'elles y ont droit » : notre République, œuvre de notre histoire, est ainsi considérée comme une vache à lait et non comme le patrimoine commun des citoyens. Un gamin sympathique à qui je demande « ce qu'il compte faire quand il sera grand » répond « je serai chômeur ». Je vois dans un restaurant du chef lieu de canton des affiches de films, C'est assez bien d'être fou et Vorem rien foutre al pais : ces films sont peut-être excellents mais leurs titres, accompagnés d'autres affiches qui proclament « non au nucléaire », « non au gaz de schiste », etc., deviennent les slogans d'un programme destructeur.
Notre réaction envers le terrorisme n'est pas celle du courage. Alors que les Français sacrifient chaque année 4 000 vies à l'automobile, 50 000 à l'alcool et 60 000 au tabac, les quelques dizaines ou centaines de victimes des assassins fanatiques, évoquées à satiété par les médias, provoquent des émotions d’un sentimentalisme écœurant, des hommages trop solennels et un déploiement démesuré de l'armée avec l'opération Sentinelle : on qualifie de « guerre » ce qui nécessiterait d'intelligentes actions d’infiltration, de renseignement et de police. Croit-on que la mère d’un enfant qui a été broyé dans une voiture souffre moins que celle d’un enfant tué par un terroriste ?
La peur des attentats a contaminé jusqu'à un de mes voisins, habitant solitaire d'un hameau isolé : il n'attirera certainement jamais l'attention d'un imbécile poseur de bombes ou manieur de kalachnikov, mais il ne conçoit pas que sa voiture est plus dangereuse pour lui que ne peuvent l’être les terroristes.
Nous tolérons et encourageons l'intolérable. Nos magistrats, dont les jugements sont rendus « au nom du peuple français », cèdent à la pression de l'opinion qui les pousse à abuser de la détention provisoire, à sous-utiliser d'autres formes de sanction que la prison. Alors que la peine de prison devrait consister en la seule privation de la liberté de mouvement, notre État – c'est-à-dire nous tous, les citoyens – l'administre de façon indigne dans des prisons surpeuplées, violentes, où des détenus se font tabasser et violer sans que personne ne s'en soucie : l'opinion semble estimer que si quelqu'un est en prison, c'est qu'il l'a bien mérité, et cédant à un penchant sadique elle souhaite que le prisonnier souffre.
Il existe en France d’après l’INSEE 14 % de pauvres1. C’est trop sans aucun doute, mais cela signifie aussi que 86 % des Français sont à l'aise : ils sont bien payés, bien logés, bien vêtus, bien soignés, bien nourris, ils bénéficient des meilleurs services publics au monde. Cela n’empêche pas beaucoup de Français de geindre.
Notre pays, la France, mérite mieux que cette mollesse, cette lâcheté, cet individualisme hypocrite d'enfants gâtés et capricieux. Souhaiter une « décroissance », c'est insulter la mémoire de ceux dont le travail a construit notre pays. Dire que l'on fait la guerre au terrorisme, c'est insulter la mémoire de nos parents, grands-parents et oncles qui ont, eux, connu de vraies guerres. Se laisser aller à des émotions démesurées après un attentat, c'est insulter ceux qui ont perdu un être cher sans que cela n'émeuve personne. Dire que la France est un pays pauvre, c'est insulter les habitants des pays qui connaissent une vraie pauvreté.
La France est un des pays les plus riches, où l'espérance de vie et la fécondité sont les plus élevées. Ses institutions fonctionnent, ses entreprises produisent et c'est cela qui nous procure le bien-être matériel. Nous le devons à des personnes qui travaillent en faisant tourner les entreprises et les institutions, à des entrepreneurs et des animateurs dont l'action constructive, positive, fait plus que compenser le sabotage des traîtres. Ces personnes courageuses font leur devoir sans claironner, sans se plaindre non plus, et si elles ne portaient pas notre pays à bout de bras il serait depuis longtemps en faillite.
Chacun est invité à prendre parti, à choisir le rôle qu'il joue dans la société. Nous pouvons continuer à trahir en poussant notre pays vers la décadence que nous croyons constater, vers la décroissance que nous prétendons souhaiter. Nous pouvons aussi nous inspirer de l'action des animateurs, des entrepreneurs, et agir de façon constructive.
Il faut pour cela tourner le dos à la mode du pessimisme, du découragement et du laisser-aller pour renouer avec des attitudes que sottement nous jugeons ringardes : sérieux, ponctualité, goût de la belle ouvrage, fierté professionnelle, dignité intime, refus de s'abaisser à des pratiques malhonnêtes.
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1 Sont considérées comme « pauvres » en France les personnes dont le revenu disponible est inférieur à 60 % du revenu médian des Français.
Excellent article. Chaque idée avancée est argumentée. Très bien.
RépondreSupprimerChristophe Dubois-Damien
Excellent article dans l'esprit et très bon final, mais ...
RépondreSupprimerDe mon point de vue, il y a quelques défauts. Je suis tellement habitué au niveau de qualité des articles de Michel Volle, que je tente un commentaire.
1) Attention à ne pas faire des généralisations en désignant un ensemble de personnes comme ayant un même défaut "les politiques" ou "les entreprises". Ce n'est pas à Michel que je vais apprendre qu'un seul contre exemple suffirait à le prouver :-)
L'utilisation de "des" pour "des universitaires", "des chercheurs" me paraît plus respectueux pour les personnes appartenant à ces groupes sociaux, plutôt que "les".
2) Mais même en prenant les précautions ("des" au lieu de "les"), le fait de prendre un exemple ("taxi remboursé par la sécurité sociale" ou "je serai chômeur") pour en faire, ou pas, des déductions générales ou émettre des avis, ne permet pas d'éviter de troubler le discours car, certes ce sont des cas affligeants mais cela manque d'éléments factuels, pour dimensionner le problème et partir sur des déductions. Si je me lance. Alors … je connais une gamine qui veut être présidente de la république : je n'en déduis pas pour autant que les gamins ou gamines sont super ambitieux :-) … Mes parents (80 ans) ne prennent jamais le taxi pour un problème de santé et vont rarement se faire soigner : je n'en déduis pas pour autant que les vieux, les limousins, ou les français sont respectueux de l'argent de la sécurité sociale :-)
3) Concernant 'certains' (pas "nos") magistrats qui ne prononceraient que des peines de prisons. Désolé Michel, mais ce n'est pas exact (cf http://www.justice.gouv.fr/loi-du-15-aout-2014-12686/les-chiffres-cles-12694/) L’emprisonnement (ferme et avec sursis) représente plus de la moitié des peines pour délits (53%).
4) Je ne saisi pas l’aspect négatif de dire « celles et ceux », etc. Pour moi c’est plus positif de faire évoluer l'écriture et la manière de s'exprimer pour marquer le respect. Cela ne coûte pas grande chose et l'exercice oblige à y réfléchir, y penser, à se poser des questions de la non inclusion (de l'exclusion), de l'action induite, avec qui je fais, etc. en ayant l’espoir que la considération y gagne pour notre partenaire, mère, père, sœur, frère, ami-e, collègue, etc
1) J’ai évoqué le comportement des traîtres. Heureusement, tout le monde ne trahit pas. Je n’ai pas donc pas « généralisé » ni suggéré que ces comportements étaient le fait de tous les dirigeants, tous les politiques, toutes les entreprises etc.
Supprimer2) L’attitude qu’illustrent les exemples que j’ai cités n’est pas « générale », mais elle me semble trop répandue.
3) Je n’ai pas dit que les magistrats ne prononçaient « que des peines de prison », mais qu’ils en prononcent trop : la surpopulation carcérale en est la conséquence.
4) Les distorsions infligées à notre langue soulignent ce qu’elles prétendent combattre. Elles ne sont donc pas le meilleur moyen pour promouvoir le respect qui est dû à tout être humain quel que soit son âge, son sexe ou son origine.