(Article écrit avec Pierre Musso et destiné au numéro 10 de la revue
Etudes digitales)
Dans les années 1935-50, à la veille, pendant et au sortir de la deuxième Guerre mondiale sont nées à la fois l’informatique (Turing/von Neumann) qui crée un nouveau « système technique » au sens de Bertrand Gille
1, et une vision du monde associée, à savoir la cybernétique (Norbert Wiener). Comme l’a bien montré Jean-Pierre Dupuy, le point de départ commun à l’informatique et à la cybernétique avait été la révolution de la logique des années 1930-36 avec l’arithmétisation de la logique de Kurt Gödel et l’émergence de la notion abstraite de machine qu’Alan Turing proposa de formaliser en défendant que toute fonction calculable mathématiquement l’est aussi par une calculatrice arithmétique (« machine de Turing »). Ainsi, résume Jean-Pierre Dupuy, « machine artificielle ou matérielle, d’un côté, logique comme machine, de l’autre, sont liées par un rapport d’identité
2 ». De leur origine conceptuelle commune, cybernétique et informatique partagent certains concepts : l’information, la communication, la rétroaction, les algorithmes, la programmation, etc. et Turing comme von Neumann ont participé aux fameuses conférences de la fondation Macy (de 1942 à 1953) d’où est issue la cybernétique.
Nous sommes les héritiers de ces deux mutations majeures : d’une part, celle de l’informatisation qui est un nouveau système technique toujours en développement notamment par sa fusion avec les télécommunications, et d’autre part, celle de l’idéologie
3 cybernétique qui à l’origine fut une utopie chez Wiener avant de devenir un cadre de pensée.
En amont de ces deux disciplines et de la révolution de la logique des années 30, il y a une même vision du monde occidental qui traite - depuis qu’Aristote introduisit un modèle technologique pour expliquer le vivant - des rapports de l’homme et de la machine. Le rêve d’une « machine intelligente » ou autonome et le mythe d’un mode de fonctionnement similaire chez le vivant et la machine hantent la pensée occidentale depuis l’Antiquité. Avec la seconde guerre mondiale s’est opérée la cristallisation foudroyante de ces utopies dans le couple informatique/cybernétique.
Si aujourd’hui l’informatique et la cybernétique sont dissociées, et même perçues par certains comme des phénomènes du passé, en fait elles demeurent très actives mais sous des formes différentes : la première sous la forme de l’informatisation de la société et de l’économie, qualifiées de « numériques », et la seconde considérée comme paradigme de la pensée rationnelle et calculatrice.
Le philosophe et historien des sciences Georges Canguilhem a proposé pour analyser l’histoire de la biologie, quelques concepts que nous reprenons pour éclairer l’articulation de l’informatique et de la cybernétique. Il distingue «
l’idéologie scientifique » qui a une histoire et une fin car elle va être « investie par une discipline qui fait la preuve opérativement, de la validité de ses normes de scientificité » de «
l’idéologie de scientifiques, c’est-à-dire que les savants engendrent par les discours qu’ils tiennent (….) sur la place qu’elle occupe dans la culture
4 ». On peut ainsi distinguer trois notions : d’abord, « l’idéologie scientifique » qui est une protoscience ou une pensée préscientifique, ensuite, la rupture épistémologique que marque la naissance d’une science informatique et enfin, « l’idéologie de scientifiques », en l’occurrence la cybernétique, qui vient se greffer sur la science informatique en gestation pour produire un paradigme post-scientifique. Tout se passe comme si « l’idéologie scientifique » se dissociait en deux « branches » : d’un coté son versant scientifique, ici l’informatique, et de l’autre, son versant philosophico-idéologique, ici la cybernétique. Par la suite, au-delà des années 1965, ces deux blocs issus de la même racine dérivent tels des « icebergs » en suivant deux trajectoires séparées : l’une dynamique, l’informatique devient informatisation généralisée et l’autre ossifiée, la cybernétique se fige en un « modèle » ou un paradigme.
Nous nous proposons d’examiner d’abord, la vision du monde longuement élaborée en Europe qui se cristallise dans les années 1935-50, dans l’informatique et la cybernétique aux États-Unis, soit une « idéologie scientifique » (1), ensuite de distinguer la rationalité informatique (2) de l’idéologie cybernétique (3) ; enfin, nous verrons leur devenir, avec d’un côté l’informatisation généralisée constituant le système technique contemporain et de l’autre, la formation d’un paradigme culturel, soit une « idéologie de scientifiques » (4).