(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)
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Chaque spécialité professionnelle, chaque institution, chaque entreprise se dote du « petit monde » qui lui fournit les concepts et hypothèses sur lesquels s’appuiera l’action : l’ingénierie sémantique du système d’information d’une entreprise1 explicite ce « petit monde » en définissant les données, dont la qualité s’évalue selon la pertinence du concept et l’exactitude de sa mesure (quantitative ou qualitative) sur les « individus » (produits, clients, équipements, agents, etc.) que l’entreprise a choisi d’observer.
Dans l’entreprise chaque spécialité cultive un « petit monde » : celui de la direction générale n’est pas le même que celui du « terrain », celui des informaticiens n’est pas le même que celui des agents de la production ni des commerciaux. La diversité de ces « petits mondes » renforce l’étanchéité des cloisons que les silos de l’organisation hiérarchique opposent à la coopération des métiers.
La complexité illimitée du monde réel évoque un plan infini dans lequel chaque « petit monde » découpe une surface semblable au cercle lumineux que projette un réverbère. Certains de ces cercles ne se touchent pas, d’autres se chevauchent en partie, et les personnes qui s’enferment dans leur petit monde risquent d’être semblables à l’homme qui, dans une fable fameuse, cherche ses clés sous le réverbère : « c’est par ici que vous les avez perdues ? », lui demande un passant. « Non, répond-il, mais au moins ici j’y vois clair ».
On constate souvent des défauts dans la sémantique des entreprises : leur « petit monde » faisant cohabiter les divers « petits mondes » des spécialités professionnelles, il en résulte des homonymes dangereux car quand le même mot désigne des choses différentes on ne sait plus de quoi on parle. Par ailleurs les données n’obéissent pas toujours aux critères de pertinence et d’exactitude et leurs défauts se répercutent (garbage in, garbage out) sur la qualité des analyses et « intelligences artificielles » qu’elles alimentent.
Le « petit monde » d’une entreprise est donc parfois illogique. Cela ne l’empêche pas de s’imposer à l’intellect des agents, et son illogisme a alors des conséquences pratiques car violer la logique, c’est violer la nature elle-même : on ne peut pas affirmer impunément à la fois une chose et son contraire. La nature se vengera par l’échec des projets, le dépassement des budgets et des délais, l’abondance des pannes et des incidents, le malaise mental et le stress des agents, l’insatisfaction des clients, etc.
Une personne que l’entreprise vient de recruter assimilera son « petit monde » en écoutant ce que disent les autres, en regardant ce qu’ils font, en voyant leur comportement. Elle s’imprégnera ainsi de la « culture de l’entreprise », autre expression pour désigner son « petit monde ». Lorsque deux entreprises se lient par un rapport de partenariat, et plus encore lorsqu’elles sont soumises à une fusion ou une acquisition, leurs « petits mondes » se rencontrent en portant chacun son vocabulaire, ses habitudes, ses façons d’être et de se comporter : ils résistent, les fusions/acquisitions échouent souvent sur ce récif.
La vie quotidienne d’une personne, enfin, se déroule dans divers « petits mondes » correspondant chacun à l’une des situations qu’elle traverse : conduire une automobile, faire la cuisine, écrire une lettre, etc. Il n’est pas toujours facile, lorsque l’on passe d’une situation à une autre, de retrouver ses repères en passant d’un « petit monde » à l’autre : il arrive que l’on reste pendant un délai englué dans le « petit monde » qui répondait à la situation que l’on vient de quitter. L’informaticien qui a consacré sa journée à la programmation d’un algorithme aura du mal, le soir venu, à comprendre un texte littéraire ; l’automobiliste qui a longtemps conduit en ville se sent mal à l’aise pendant quelques minutes s’il doit emprunter une autoroute.
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1 Michel Volle, « Le système d’information », Encyclopédie des techniques de l’ingénieur, 10 février 2011.
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