mercredi 18 mars 2020

La situation présente (suite)

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Épisode précédent :  Une révolution dans le monde de la pensée

Les modèles économiques qui ont démontré l’optimalité du libre échange, de la concurrence parfaite et de la tarification au coût marginal sont contredits par les rendements d’échelle croissants, conséquence physique de l’automatisation1. Les marchés obéissent désormais au régime de la concurrence monopolistique, la place de chaque nation dans le concert géopolitique dépend de sa maîtrise des techniques fondamentales de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet. L’entrepreneur avisé sait que son entreprise doit ambitionner une position de monopole sur un segment des besoins, et que ce monopole sera temporaire.

L’économie informatisée est l’économie du risque maximum car elle est ultra-capitalistique, la concurrence monopolistique est violente : l’entrepreneur doit être vigilant, à l’affût, et tirer parti comme un chasseur-cueilleur de toutes les ressources de la pensée raisonnable.


Lorsque le rendement d’échelle est croissant la concurrence ressemble à un casino2. Les joueurs s’appellent Gates, Gerstner, Grove, etc. Les tables de jeu s’appellent « Multimédia », « Web », « Paiement électronique », etc. Vous vous asseyez à une table et demandez : « Quelle est la mise ? » Le croupier répond : « Trois milliards de dollars. » « Qui sont les joueurs ? » « On le saura quand ils seront là. » « Quelles sont les règles du jeu ? » « Elles se définiront d’elles-mêmes durant la partie. » « Quelles sont mes chances de gagner ? » « Impossible à dire. »

Une telle partie n’est pas pour les timides ! Le succès ira au joueur capable d’extraire du brouillard technologique les nouvelles règles du jeu, et de leur donner un sens.


L’entreprise intelligemment informatisée délègue des responsabilités aux cerveaux d’œuvre, elle doit donc leur attribuer la légitimité qui correspond à ces responsabilités. Le droit à la parole, à la décision, n’est plus le privilège de la fonction de commandement : l’entreprise doit entendre le témoignage de ceux qu’elle met, sur le terrain, en relation directe avec le monde réel.

Condensons le raisonnement : dans la situation présente, l’acteur essentiel est l’Entreprise, c’est-à-dire les entreprises et aussi celles des institutions qui produisent des services, et le phénomène essentiel est l’informatisation. Or l’informatisation des entreprises se concrétise dans leur système d’information, qui reflète par ailleurs leur organisation (structure des pouvoirs de décision, procédures de l’action productive).

Un entrepreneur doit donc être attentif à la qualité du système d’information de son entreprise, un économiste doit considérer la qualité des systèmes d’information des entreprises.

*     *

Quittons cette esquisse pour revenir à la situation présente. Le phénomène de l’informatisation étant généralement mal compris les entreprises sont en transition entre l’ancien et le nouveau monde et la société est le théâtre d’un désarroi.

La fonction des entrepreneurs est souvent usurpée par des « dirigeants » dont le « petit monde » est celui des mondanités ou de la prédation, tandis que les animateurs sont rares et que nombre de salariés, indifférents à la mission de l’entreprise, sont soumis ou révoltés3.

La plupart des systèmes d’information sont défectueux qu’il s’agisse de la définition des données, de l’ingénierie des processus ou de l’alignement stratégique. Il faudrait un nouveau Taylor pour élucider la symbiose entre le cerveau humain et l’ordinateur, un nouveau Fayol pour élucider la synergie des cerveaux d’œuvre dans l’action collective.

Les entreprises sont tentées de trop informatiser, de trop programmer. Les projets informatiques vont souvent à l’échec parce qu’ils sont d’une complication monstrueuse : on a prétendu automatiser le traitement de tous les cas particuliers, il aurait mieux valu les confier à la sagacité des êtres humains. Cette sagacité est d’ailleurs souvent niée par une organisation qui programme l’activité des êtres humains comme s’ils étaient des ordinateurs : l’agent que l’entreprise place en face du client se trouve contraint par des consignes qui le privent de toute initiative.
« Les approches bureaucratiques ignorantes de la nature du travail cherchent à éliminer toute pensée, activité coûteuse dont la rentabilité n'est pas immédiatement perceptible. D'où l'échec que le « perfectionnement » des procédures ne fera qu'amplifier. L'application trop systématique d'idées parfaitement logiques peut engendrer des catastrophes »
(Laurent Bloch, Systèmes d'information, obstacles et succès, Vuibert, 2005).
La qualité du service, composante essentielle de la qualité du produit et de la satisfaction du client, est généralement négligée : beaucoup d’entreprises sous-traitent la relation avec leurs clients, qu’il s’agisse de l’accueil téléphonique ou de la maintenance, et perdent ainsi le contact avec cette dimension du monde réel. Elles supposent aussi que, seuls étant importants les « petits mondes » des spécialités techniques, la relation de service n’exige aucune compétence et peut être faiblement rémunérée. Il importe pourtant que l’être humain que l’entreprise met en face du client puisse la représenter de façon authentique, qu’il connaisse ses produits et sache interpréter le « petit monde » du client : il faut savoir apprécier l’efficacité, l’utilité d’un commerçant compétent.

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Nous sommes dans l'une des périodes qui suivent une révolution industrielle : les « petits mondes » rationnels qui structurent la pensée et la préparent à l'action ne répondent plus à la situation que crée l'informatisation. Le désarroi se répand dans la population (en témoignent des mouvements comme ceux des Gilets Jaunes et des Black Blocs) tandis que dans les entreprises l'erreur est systématique, car la priorité donnée à la finance incite les dirigeants à négliger les contraintes de l'ingénierie.

Il en résulte une épidémie de catastrophes comme celles du logiciel Louvois de paie de l'armée française, du 737 Max de Boeing, du moteur diesel de Volkswagen, qui sont parmi les plus connues.

Jean-Michel Palagos, animateur de la cellule de crise de Louvois et auteur d'un ouvrage consacré aux erreurs de management4, témoigne :
« On avait mélangé tous les objectifs – réduction des effectifs du service de la paye, remise à plat des primes, etc. – dans un contexte d'extrême division du travail, d'entités qui ne communiquaient pas entre elles et de grande dilution des responsabilités. Le tout couplé avec une volonté farouche d'avancer le plus vite possible pour remplir les objectifs fixés au ministère par la révision générale des politiques publiques. Quand on y ajoute la foi incroyable dans les capacités imaginaires d'un logiciel à gérer les problèmes, on comprend qu'on en soit arrivé à une catastrophe de cette ampleur. On n'en avait pas pris conscience, malgré les alertes lancées en interne dès 2010. »
(Jean Guisnel, « Logiciel Louvois de paie des militaires : les raisons du désastre », Le Point, 8 juin 2016.)
Les dirigeants de Boeing, pressés de répondre à la concurrence de l'A320Neo d'Airbus, ont accumulé les erreurs et les prises de risque dans la conception du 737 Max :
« The Max software was developed at a time Boeing was laying off experienced engineers and pressing suppliers to cut costs. Increasingly, the iconic American planemaker and its subcontractors have relied on temporary workers making as little as $9 an hour to develop and test software, often from countries lacking a deep background in aerospace -- notably India. »
(Peter Robison, Boeing’s 737 Max Software Outsourced to $9-an-Hour Engineers, Bloomberg, 28 juin 2019.
Les ingénieurs de Volkswagen, que leur hiérarchie sommait de résoudre un problème insoluble, ont été contraints de concevoir un logiciel qui truquait le résultat des tests du moteurs diesel :
« Engineers (have) installed defeat devices in engines after realising they could not hit emissions targets for diesel cars in the US by “permissible means” (…) the scandal was the result of a combination of individual misconduct and mistakes in one part of the business but also flaws in company processes and a tolerance of rule-breaking.“We are talking here not about a one-off mistake but a whole chain of errors,” (said Hans Dieter Pötsch, the VW chairman). »
(Graham Ruddick, « VW admits emissions scandal was caused by 'whole chain' of failures », The Guardian, 10 décembre 2015).
Pour que notre société surmonte son désarroi et pour que nos entreprises sortent de la phase de transition, il faudra que le système éducatif encourage l’accès de chacun à la pensée raisonnable. L’approche historique des civilisations, sociétés, langages, disciplines intellectuelles, savoirs techniques, institutions, entreprises, etc. y contribuera en mettant en évidence la dynamique qui fait se succéder les situations ainsi que la relativité des « petits mondes » que la pensée rationnelle construit dans chacune d’entre elles pour y faciliter l’action.

FIN
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1 Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015, p. 48.
2 Brian Artur, « Increasing Returns and the New World of Business », Harvard Business Review, juillet-août 1996.
3 Michel Volle, « Entrepreneurs et prédateurs : conflit frontal », op. cit.
4 Jean-Michel Palagos et Julia Maris, Diriger en ère de rupture, brouillard et solitude, Hermann, 2016.

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