Il nous est impossible de penser entièrement et complètement l’objet réel le plus modeste, notre tasse de café par exemple, car elle est en fait d’une complexité sans limite : les atomes qui composent ses molécules nous sont imperceptibles ainsi que leurs électrons ; son histoire est énigmatique car nous ignorons où, comment et par qui elle a été fabriquée, par quel circuit elle a été commercialisée, quand et par qui elle a été achetée ; son futur est imprévisible car nous ne pouvons pas savoir quand et par qui elle sera cassée, puis jetée, ni où iront ses restes, etc.
Ces connaissances, direz-vous, nous sont inutiles. C’est vrai : il suffit de savoir se servir de la tasse pour boire un café. Mais dire qu’une connaissance est inutile, c’est soumettre la connaissance au critère de l’utilité. Utilité en regard de quoi ? En regard de ce que l’on a à faire, c’est-à-dire d’une action que l’on a l’intention de réaliser en réponse à la situation dans laquelle on se trouve.
La connaissance, la pensée, sont donc soumises aux exigences de l’action, aux contraintes d’une situation : nous ignorons délibérément ce qu’il nous est inutile de connaître. Nous sélectionnons, parmi les attributs innombrables d’un objet réel, ceux seuls dont la connaissance nous est utile, et faisons abstraction des autres.
Nota Bene : la langue courante et familière associe au mot « abstraction » des connotations sérieuses, académiques, « scientifiques » : l’abstraction serait le fait des Savants, Philosophes et Intellectuels que l’on soupçonne d’être éloignés de la vie quotidienne et dépourvus de l’esprit pratique. Or l’exemple de la tasse de café montre que l’abstraction se trouve au cœur de notre activité quotidienne et qu’elle a un caractère pratique puisque la « pratique », c’est l’action elle-même. Les choses que désignent les mots « pensée », « abstraction », « concept », « théorie » et « hypothèse » ne doivent pas être jugées « grandes, hautes, élevées, sublimes », mais « basses, communes, familières1 » : comme elles sont présentes dans nos activités les plus quotidiennes (conduire une voiture, faire la cuisine, avoir une conversation, etc.), c’est en considérant ces activités que l’on comprend leur nature, et cela permet d’élucider leur rôle dans les institutions, les sciences et la société. |
Dire que la pensée est soumise aux exigences de l’action, c’est renverser l’ordre des choses qui nous a été inculqué par l’éducation et qui nous semble naturel : nous avons été formés à respecter la dignité éminente de la pensée, nous estimons qu’elle ne doit pas dépendre de ce qui est « subjectif » – nos désirs, nos intentions – et nous n’acceptons de la courber, avec la science expérimentale, que sous le joug du constat des faits.
L’exemple de la tasse de café montre cependant que l’objectivité au sens courant du mot, celle qui « reproduit exactement l’objet dans la pensée », est impossible car l’objet réel le plus modeste est d’une complexité illimitée. La connaissance est toujours en un sens subjective car elle est le fait d’un sujet porteur de valeurs, animé par des intentions, plongé dans une situation et cherchant des repères pour y agir. Cette subjectivité n’est cependant ni individuelle, ni capricieuse : elle est historique car elle est le fait de tous les individus qui rencontrent une même situation et adhèrent aux valeurs de la même civilisation. Prendre objectivement conscience de cette rencontre confère au mot « objectivité » un sens plus fécond que celui de l’usage courant.
Épisode suivant : Notre pensée confrontée au monde réel
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1 Blaise Pascal, « De l'esprit géométrique et de l'art de persuader », in Oeuvres complètes, ed. Pléiade, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 602
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