mercredi 18 mars 2020

Réponse à une objection

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Épisode précédent :  Nos apprentissages

Nous suspendons ici le cours de cet exposé pour prendre le temps de répondre à une objection qui est peut-être venue à l’esprit du lecteur.

Notre culture nous a habitués à considérer la pensée comme une activité autonome qui n’obéit qu’à son propre dynamisme. Or nous venons de la considérer comme déterminée par l’action à laquelle elle doit fournir concepts et hypothèses. L’action elle-même répond à une situation et obéit à l’intention de transformer cette situation (les phénoménologues évoquent une « intentionnalité »).

Pour comprendre la pensée qu’expriment un texte, une théorie ou une œuvre d’art, il faudrait donc remonter à la situation à laquelle ils ont répondu, à l’intention qu’ils ont voulu accomplir, à l’action enfin par laquelle cette intention s’est concrétisée. Ce ne sera pas toujours possible car il arrive que les origines d’une œuvre soient entourées d’un voile de mystère : l’œuvre nous semble alors aussi complexe qu’un objet naturel. Une œuvre profonde exprime d’ailleurs toujours quelque chose de plus et d’autre que ce que son auteur a voulu dire et faire.

Il faut cependant, pour comprendre vraiment la pensée qu’exprime une œuvre, considérer l’action qu’elle a voulu outiller ainsi que la situation à laquelle cette action a voulu répondre. On peut aussi, par l’intuition, adhérer à sa profondeur en partageant l’intention qu’exprime cette réponse. C’est ainsi qu’il convient de lire les grands textes littéraires ou scientifiques : on ne peut vraiment comprendre ni Chateaubriand, Stendhal et Proust, ni Gauss, Galois et Einstein, si l’on ignore ce qu’ils ont eu l’intention de faire face à la situation historique qu’ils rencontraient.

Ni la situation, ni l’action ne sont de la pensée car elles appartiennent l’une et l’autre au monde réel que la pensée rencontre et transforme. L’intention est par contre intérieure à la personne, mais elle n’est qu’une orientation préalable à la formation effective de la pensée car il ne suffit pas, pour pouvoir agir, d’avoir l’intention de le faire.

Mais qu’exprime l’intention ? Pourquoi désirons-nous modifier la situation à laquelle nous sommes confrontés ?

C’est que nous voulons y exprimer, y inscrire nos valeurs. Chaque être humain porte des options métaphysiques – l’adjectif « métaphysique » est là pour indiquer que ces options ne sont soumises ni à la démonstration, ni à l’expérimentation – qui sont pour lui sacrées car il leur consacre sa vie et serait prêt, s’il le fallait, à la leur sacrifier.

Les valeurs du psychopathe sont perverses, celles du carriériste sont médiocres. Les valeurs ne sont donc pas nécessairement « bonnes » mais cela n’enlève rien à leur importance : le but de la vie de l’être humain, peut-on dire, est de graver dans le monde réel l’image de ses valeurs.

Nous voyons ainsi se dessiner une chaîne de conséquences : pensée↔action↔intention↔valeurs. Chacun des liens de cette chaîne est soumis à un critère de qualité : la pensée doit être pertinente en regard des exigences de l’action ; l’action doit être judicieuse en regard de l’intention ; l’intention doit être fidèle aux valeurs. Les erreurs sont fréquentes : il arrive que certains de nos concepts ne soient pas pertinents, que certaines de nos actions ne soient pas judicieuses, que certaines de nos intentions trahissent nos valeurs.

Comment évaluer les valeurs elles-mêmes ? Il faut d’abord qu’elles soient exemptes des incohérences que peuvent laisser les influences subies pendant l’éducation ; il faut ensuite, pour éviter les pièges de la perversité et de la médiocrité, qu’elles soient adéquates à la grandeur du destin humain.

Tout cela peut sembler étrange car l’axiologie, science des valeurs, est une discipline peu fréquentée. N’est-il cependant pas évident qu’il convient de rechercher la pertinence des concepts, la justesse de l’action, la fidélité des intentions, enfin la cohérence et la rectitude des valeurs ?

Nous ne pouvions rien faire de plus ici que déposer ces remarques : on peut si nécessaire trouver des précisions dans le livre que nous avons consacré aux valeurs1.

Épisode suivant : Les étapes de notre pensée
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1 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.

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