Épisode précédent : Pensée rationnelle et pensée raisonnable
L’institution qu’est l’Entreprise, dont chaque entreprise (ainsi que chacune des institutions qui produisent un service) est une manifestation concrète, a pour mission d’assurer l’interface entre les besoins économiques d’une population et le monde réel, ou « nature », dans lequel elle puise ses ressources : elle élabore, au prix de la désutilité des déchets que provoque la production, des produits (biens et services) qui contribuent au bien-être matériel de la population et confortent le droit de la nation à la parole.
Les révolutions industrielles ont transformé les possibilités et les dangers auxquels l’action est confrontée. Elles ont ainsi changé la relation entre l’Entreprise et la nature à tel point que l’on peut dire qu’elles ont transformé la nature elle-même : ce fut le cas avec la mécanisation et la « chimisation » de l’action productive à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec l’électrification et la motorisation à la fin du XIXe siècle, enfin avec l’informatisation à partir des années 1970.
Chacune de ces révolutions industrielles a renversé l’ordre social en exigeant de nouvelles compétences et de nouvelles formes d’organisation. Les « petits mondes » auxquels s’attachaient les habitudes, et qui portaient l’image du sérieux, se trouvaient soudain inadaptés : il en est à chaque fois résulté un désarroi général et une pulsion suicidaire1 qui poussera les peuples vers la guerre.
L’époque présente connaît elle aussi le désarroi2 : elle le théorise dans des textes d’un intellectualisme sentencieux3 et l’exprime par d’insistants appels à l’insurrection, par une épidémie de fake news, par un refus exaspéré de la raison rationnelle comme raisonnable, par une hostilité individualiste envers les entreprises et les institutions. L’écologie, science des relations entre l’action et la nature, abandonne sa mission pour se complaire dans la perspective morose de la décroissance.
Le ressort de la dernière révolution industrielle est généralement ignoré : les mots « informatique » et « informatisation », qui désignent exactement l’articulation de l’automate et de l’information4, sont jugés « ringards » : on leur préfère « numérique » ou « digital » auxquels ne peut s’attacher aucune définition précise. Le vocabulaire est d’ailleurs pollué par des faux amis : l’ordinateur est un calculateur, computer, il ne crée pas de l’ordre ; les données sont des observations sélectives, elles ne sont pas « données » par la nature ; les connotations qui entourent des expressions comme « intelligence artificielle », « réseau neuronal », « apprentissage machine » et « apprentissage profond » suscitent des chimères qui engagent l’intuition dans des impasses.
L’institut de l’iconomie a construit le « modèle » schématique qui, ramenant la situation présente à quelques concepts et principes essentiels, propose à l’action l’orientation qui permettrait de tirer parti des possibilités que l’informatisation apporte tout en maîtrisant les dangers qui les accompagnent. Nous en reprenons ici les éléments essentiels.
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L’informatisation automatise les tâches répétitives, qu’elles soient physiques ou mentales. La main d’œuvre étant remplacée par des automates, seul reste aux êtres humains le travail non répétitif : conception des produits, ingénierie de la production, organisation de l’entreprise, relation avec les clients, fournisseurs et partenaires. L’emploi de la main d’œuvre fait place à celui du cerveau d’œuvre, être humain dont l’intelligence travaille en symbiose avec les ressources (données, documents, algorithmes, puissance des processeurs) que fournit l’informatique.
Le travail du cerveau d’œuvre rencontre le monde réel : la conception et l’ingénierie sont confrontés à la nature physique, l’organisation est confrontée à la nature psychosociologique de l’entreprise, la relation avec des personnes qui lui sont extérieures rencontre leurs « petits mondes ».
La pensée raisonnable, qui était auparavant celle des entrepreneurs et de quelques animateurs, devient alors nécessaire à tous les agents : l’entreprise a besoin que chacun de ses agents devienne un animateur. La conception et l’ingénierie rencontrent en effet inévitablement des surprises, l’organisation et la relation avec l’extérieur doivent tenir compte de la pluralité des « petits mondes ».
Alors que l’enfermement dans un « petit monde » masquait le lien entre l’action et la pensée, l’informatisation oblige donc à l’expliciter.
Épisode suivant : Une révolution dans le monde de la pensée
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1 Serge Netchaïev, Catéchisme du révolutionnaire, 1868.
2 Michael Bang Petersen, Mathias Osmundsen et Kevin Arceneaux, « A “Need for Chaos” and the Sharing of Hostile Political Rumors in Advanced Democracies », American Political Science Association, août 2018.
3 Comité invisible, L'insurrection qui vient, La fabrique, 2007.
4 L’information est ce qui donne une « forme intérieure », c’est-à-dire une capacité d’action : « L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Les éditions de la transparence, 2010).
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