(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)
Épisode précédent : Réponse à une objection
Pour que l’on puisse habiter une maison, il faut qu’elle ait été conçue puis construite. Pour qu’on puisse lire un livre, il faut qu’il ait été conçu, écrit et publié. Pour qu’une entreprise puisse produire, il faut qu’elle ait investi. De même notre pensée comporte des étapes : elle se construit, elle est transmise, elle est mise en action.
L’étape constructive est celle pendant laquelle une théorie est bâtie pour répondre à une situation : des hypothèses reprennent les traits fondamentaux de la situation, une grille conceptuelle permettra de percevoir et de qualifier les êtres qui s’y manifestent.
C’est ce que fait, à l’échelle individuelle, une personne qui arrive dans un pays qu’elle ne connaissait pas : il lui faut quelques jours pour trouver ses repères et savoir comment se comporter. C’est ce que font aussi une entreprise confrontée à l’évolution de l’état de l’art des techniques, une nation confrontée à la transformation de l’échiquier géopolitique ou qui entend répondre à l’exigence scientifique, etc.
Une fois bâties, certaines théories sont transmises par l’éducation et la formation : des professeurs enseignent les mathématiques, les moniteurs des auto-écoles forment les futurs conducteurs, etc. Tandis que l’enseignement des mathématiques est explicitement théorique (même s’il évite les mots « concept » et « théorie », nomme « axiomes » ses hypothèses et n’évoque jamais, bien qu’elles soient inscrites dans l’histoire, ni l’action que les mathématiques ambitionnent de servir, ni la situation à laquelle elles répondent), la formation à une activité comme la conduite automobile ne passe pas par le formalisme de la théorie : il s’agit plutôt d’inculquer des réflexes et des habitudes par des exercices répétés et en court-circuitant les concepts et les hypothèses qui seront pourtant implicitement présents dans le cerveau du conducteur.
La troisième étape, active, est celle où l’action bénéficie de la puissance que l’assimilation de la théorie apporte au cerveau humain : justesse de la perception, rapidité des réflexes. Le stratège expérimenté possède le « coup d’œil » qui permet la décision judicieuse, le système nerveux du musicien virtuose coordonne les mouvements de son corps, etc. Le « naturel » de l’action de la personne éduquée et formée masque ainsi la nature théorique de la pensée sous-jacente, mais elle est cependant présente.
Tandis que l’étape constructive confronte la pensée au « monde réel », dont elle soumet la complexité à un effort d’abstraction pour dégager les concepts et hypothèses pertinents en regard de la situation, l’étape active se déroule dans le « petit monde » que définit une théorie, monde étroitement adapté à la situation que l’action considère : l’efficacité se paie par cette étroitesse qui lui est d’ailleurs nécessaire.
Tout cela se passe sans que l’on en soit conscient : penser et agir est aussi naturel pour nous que le fonctionnement de notre appareil digestif, dont on ne se soucie que si l’on est malade. C’est en étudiant l’appareil digestif que l’on peut découvrir ce qu’il est et ce qu’il fait, et de même c’est en étudiant notre pensée et notre action que nous pouvons découvrir ce qu’elles sont, ce qu’elles font, leurs relations, et nous prémunir ainsi contre leurs éventuelles pathologies.
Épisode suivant : Nos « petits mondes »
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