mercredi 18 mars 2020

Pensée rationnelle et pensée raisonnable

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Épisode précédent :  Nos « petits mondes » et le monde réel

Dans la dernière phrase de son dernier article Alan Turing a évoqué « the inadequacy of "reason" unsupported by common sense1 » : venant de l'inspirateur de l'intelligence artificielle, cette expression est d'une profondeur qu'il convient de sonder.

On peut qualifier de rationnelle la pensée dont les étapes se complètent et se distinguent l’une de l’autre comme le font construire une machine, apprendre à s’en servir et l’utiliser. Les « petits mondes » sur lesquels elle s’appuie sont simples en regard de la complexité illimitée du monde réel, et cette simplicité lui confère une clarté qui favorise l’efficacité de l’action.

Nous qualifierons par contraste de raisonnable la pensée de la personne qui, tout en tirant parti dans son action de la rationalité d’un « petit monde », reste consciente de l’existence et de la complexité du monde réel et donc de la possibilité de phénomènes que la pensée rationnelle ne conçoit pas, de l’écart qui peut se creuser entre la situation réelle hic et nunc et un « petit monde » qui répondait à une autre situation, enfin de la pluralité des « petits mondes » qui se rencontrent dans l’entreprise et dans la société.

Cette « pensée raisonnable » n’est rien d’autre que du bon sens. Nous aurions pu retenir cette dernière expression mais nous avons préféré « pensée raisonnable » parce qu’elle contraste utilement avec « pensée rationnelle ». L’usage entoure cependant l’adjectif « raisonnable », tout comme l’expression « bon sens », de connotations qu’il faut surmonter. Nous avons entendu un économiste célèbre dire « le bon sens est vulgaire » devant un auditoire admiratif : comme sa pensée plaque sur le monde réel la grille de lecture rationnelle héritée des Grands Auteurs de sa discipline, les personnes qui s’efforcent de penser raisonnablement la situation présente lui semblent médiocres.

Les théories qu’ont créées chacun de ces Grands Auteurs ont répondu chacune à la situation de leur époque mais une fois déposées dans des livres elles ont revêtu les prestiges intemporels du texte imprimé et autorisé. Cela leur a donné dans l’intellect des professeurs et des étudiants une existence qui se prolonge sans que l’on se soucie d’évaluer leur pertinence en pensant à la situation à laquelle elles ont répondu, puis en comparant cette situation à la situation présente.

La pensée raisonnable, étant du bon sens, est tout simplement naturelle et devrait être largement partagée mais il n’en est rien. L’expérience montre en effet que la plupart des personnes enferment comme le fait cet économiste leur pensée dans le « petit monde » qui leur a été inculqué par l’éducation et la formation, et ne perçoivent le monde réel qu’à travers ses abstractions. Leur « petit monde » peut se réduire à l’arrivisme de la carrière, très répandu et généralement considéré avec bienveillance, il se limite le plus souvent aux exigences d’une action professionnelle réduite à des réflexes éventuellement subtils.

Vivre et agir dans un « petit monde » professionnel est en effet à la fois commode et efficace. L’action dispose de la grille conceptuelle et des hypothèses, ou principes, qui lui procurent la rapidité d’un réflexe et l’efficacité pratique, tant du moins que la situation ne s’écarte pas de celle à quoi répond la théorie du « petit monde ». La personne qui s’enferme dans un « petit monde » est adaptée à l’exécution d’un travail répétitif éventuellement compliqué, mais sans surprises. Elle sera hostile aux changements de situation, aux innovations qui l’obligeraient à modifier son « petit monde ».

C’est ainsi que les opérateurs de télécommunication, amoureux de la téléphonie filaire dont ils maîtrisaient l’ingénierie, ont longtemps été hostiles au téléphone mobile et à l’Internet. C’est ainsi que les militaires ont longtemps été hostiles à l’aviation (« tout ça, c’est du sport ; pour l’armée, l’aviation c’est zéro », disait Foch avant la Grande Guerre). C’est ainsi que les ingénieurs de l’aéronautique, familiers de l’hélice et du moteur à compression interne, ont longtemps été hostiles au moteur a réaction.

Celui qui vit dans le confort d’un « petit monde » aime à lui attribuer une portée absolue, inconditionnelle, indépendante de toute situation. Il refuse d’évaluer sa pertinence car ce serait le relativiser en le confrontant à la situation présente.

Les personnes même qui, lorsque l’écart entre le « petit monde » et la situation est devenu trop visible, entreprennent d’en construire un nouveau, croient souvent chercher une vérité universelle et non la réponse à une situation particulière : ainsi les statisticiens qui, aux diverses époques, ont classifié les activités économiques ont tous cru construire « la nomenclature naturelle » alors qu’ils répondaient chaque fois à une situation différente2.
« Unfortunately, it seems to be much easier to condition human behavior and to make people conduct themselves in the most unexpected and outrageous manner, than it is to persuade anybody to learn from experience, as the saying goes; that is, to start thinking and judging instead of applying categories and formulas which are deeply ingrained in our mind, but whose basis of experience has long been forgotten and whose plausibility resides in their intellectual consistency rather than in their adequacy to actual events »
(Hannah Arendt, « Personal Responsibility Under Dictatorship », 1964).
Le fait est cependant que les « petits mondes » évoluent : le téléphone mobile et l’Internet se sont finalement imposés aux gens des télécoms, l’aviation a trouvé sa place chez les militaires, l’emploi du moteur à réaction s’est généralisé en aéronautique, etc. Ces évolutions obéissent à une dynamique semblable à celle de la mode : après une longue période de réticence l’opinion bascule, et les techniques que l’intellect accepte de considérer changent comme le font la largeur des pantalons, la longueur des barbes ou l’air du temps, sans que les personnes y pensent, sans qu’elles le veuillent et comme si c’était évident.

La pensée raisonnable est le fait d’un petit nombre de personnes. On la rencontre chez les entrepreneurs et autres stratèges qui, confrontés à l’incertitude du futur et à des informations lacunaires ou fallacieuses, doivent pourtant prendre des décisions judicieuses pour accomplir les actions qu’a décrites Henri Fayol3 : « prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler » : il leur faut en effet exercer sur le monde réel une vigilance attentive qui excède les limites des « petits mondes » de la pensée rationnelle.

Les dirigeants français ne sont pas tous des entrepreneurs : nombre d’entre eux sont des « mondains » parvenus à la tête des entreprises grâce à l’excellence de leur origine sociale, de leurs relations et de leurs manières. Les inspecteurs des finances, qui sont des experts en administration, occupent ainsi une place démesurée dans la direction des entreprises.

Quelques autres dirigeants sont des prédateurs4, l’entreprise qu’ils dirigent s’éloignant de sa mission pour se consacrer à la « production d’argent » et à la « création de valeur pour l’actionnaire » selon un jeu à somme nulle qui utilise diverses techniques « légales » (s’emparer avec un LBO5 d’un patrimoine mal protégé, puis le dévorer ; prélever une taxe sur le flux des affaires comme avec le trading de haute fréquence ; tirer parti des lacunes de la loi pour pratiquer une « optimisation fiscale » ; faire acheter par l’entreprise ses propres actions afin d’accroître la valeur des stock-options, etc.), et aussi des techniques illégales (déverser les déchets dans la nature, corrompre les acheteurs, espionner et copier le savoir-faire des concurrents, débaucher leurs compétences, etc.).

La théorie économique apporte un soutien implicite à la prédation lorsqu’elle cultive un contresens sur la « main invisible » d’Adam Smith, et prétend que la mission d’une entreprise est de « maximiser le profit » alors que cette mission est de produire des choses utiles, le profit n’étant qu’une des conditions nécessaires de la pérennité et de l’autonomie de l’entreprise.

On rencontre aussi la pensée raisonnable chez des personnes que nous nommons « animateurs » et qui, tout en respectant l’organisation de l’institution dans laquelle ils travaillent, savent quand il le faut s’émanciper du formalisme de ses procédures pour être mieux fidèles à sa mission.
« Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Épinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24).
Les animateurs sont relativement peu nombreux (de l’ordre de 10 % des agents selon l’enquête citée par Georges Épinette) mais leur rôle est essentiel : leur présence, leur activité, donnent son âme à l’entreprise.

Nous avons connu de ces animateurs : François du Castel à France Télécom, Alain Desrosières et Philippe Nasse à l’INSEE et plusieurs autres moins connus. Ces personnes ont en commun des traits psychologiques qui les caractérisent : elles sont indifférentes aux prestiges de la hiérarchie comme au mirage de la carrière ; elles savent surmonter, traverser ou contourner les obstacles ; elles prennent les mises au placard et autres coups du sort avec une indifférence teintée d’humour ; elles ont une débrouillardise inépuisable pour faire circuler les informations utiles, dépanner les collègues, créer une « bonne ambiance », etc.

Cependant peu d’institutions savent reconnaître l’apport des animateurs. La plupart leur préfèrent les « hommes de pouvoir » qui, habiles à faire carrière, savent adhérer à un réseau d’influence, se placer dans le sillage d’un puissant, et ne prendront jamais le risque d’opposer les exigences de la mission au formalisme de la hiérarchie.

Seuls sont véritablement des entrepreneurs, parmi les dirigeants, ceux qui sont des animateurs. Tout en veillant au fonctionnement quotidien de l’entreprise les entrepreneurs assurent une veille périscopique sur sa situation (état de l’art des techniques, initiatives des concurrents, satisfaction des clients, compétence des salariés, positionnement concurrentiel) et arbitrent entre le profit immédiat et les exigences de la stratégie qui oriente l’entreprise.

Épisode suivant : La situation présente
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1 Alan Turing, « Solvable and unsolvable problems », Science News, 1954.
2 Bernard Guibert, Jean Laganier et Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Économie et statistique, n° 20, 1971.
3 Henri Fayol, Administration industrielle et générale, Dunod et Pinat, 1917, p. 11.
4 Michel Volle, « Entrepreneurs et prédateurs : conflit frontal », Xerfi Canal, 6 avril 2011.
5 « Leveraged Buy Out » : l’entreprise doit rembourser les fonds empruntés pour l’acheter.

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