mercredi 18 mars 2020

Notre pensée confrontée au monde réel

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Épisode précédent : Fonction pratique de notre pensée

Puisqu’il est impossible de penser entièrement l’objet le plus modeste il sera a fortiori impossible de penser entièrement le monde réel, ensemble des objets réels : sa complexité, étant illimitée, le rend en toute rigueur impensable car il est impossible de le penser de façon entière et absolue.

Mais notre action et notre pensée peuvent et doivent faire abstraction de cette complexité pour trouver le moyen d’agir dans le monde réel. Elle le peuvent, comme le montre l’exemple de la tasse de café, et aussi elle le doivent, comme le montre celui de la conduite automobile : un conducteur doit voir la route, les obstacles, les autres véhicules, la signalisation, et il ne doit pas voir les détails du paysage, de l’architecture, de la physionomie des passants, car cela distrairait son attention et ferait de lui un danger public.

À la conduite automobile est donc associée une grille de perception qui sélectionne, parmi les images qui s’impriment sur la rétine du conducteur, celles seules qui sont utiles à la conduite. Lorsque nous nous sommes formés à conduire une automobile nous avons appris à voir le monde à travers cette grille et nous l’appliquons sans y penser dès que nous sommes au volant.

Nous sommes génétiquement les héritiers des chasseurs-cueilleurs qui devaient trouver de quoi se nourrir dans le monde qui les entourait, donc distinguer des autres les plantes comestibles et aussi ruser à la chasse pour s’emparer de leurs proies. Notre pensée a, comme la leur, pour fonction de nous fournir les moyens d’agir1 face à une situation qu’elle représente de façon schématique à travers une grille qui sélectionne, parmi les êtres du monde réel et parmi les attributs de ces êtres, ceux seuls qu’il est nécessaire d’observer, et fait abstraction des autres. Cette grille est « conceptuelle » car elle définit les concepts dont nous observons la valeur sur les êtres que nous considérons2.

Le mot « concept » fait comme « abstraction » partie du vocabulaire savant mais ce qu’il désigne est là encore présent dans notre vie quotidienne. Un concept, c’est une idée à laquelle sont associés une définition et aussi un mot qui le nommera : l’idée de cercle est celle d’un rond régulier, sa définition est lieu des points d’un plan équidistants d’un point donné et seule cette définition rend possible le raisonnement qui déduira la surface, le périmètre et autres propriétés du cercle.

À chaque attribut des êtres que nous observons est associé un concept qui le désigne sans ambiguïté mais tout être réel, tout objet particulier et concret, est doté d’une infinité d’attributs comme nous l’avons vu à propos de la tasse de café : son existence assure la synthèse d’une infinité de concepts parmi lesquels nous devons choisir ceux que nous observerons. Toute observation suppose un choix parmi des attributs innombrables.


Une personne a ainsi une infinité d’attributs : une date et un lieu de naissance, un nom propre, un âge, un poids, un sexe, une adresse postale, une adresse électronique, un numéro de téléphone, un compte bancaire ; ses yeux ont une couleur, ainsi que ses cheveux, ses études ont été sanctionnées par des diplômes, sa carrière l’a fait passer par des emplois. À chaque instant cette personne a aussi un nombre de cheveux, une température, une tension, un rythme cardiaque, etc.

Certains des attributs sont stables (nom propre, date de naissance), d’autres peuvent varier avec le temps (âge, poids, adresse, tension) ou être multiples (compte bancaire, numéro de téléphone). La liste peut s’allonger indéfiniment pour contenir le nom des écoles et lycées par lesquelles la personne est passée, celui de ses professeurs et camarades de classes, celui de ses parents et autres membres de sa famille ainsi que leurs attributs, des dates, etc.

Épisode suivant :  Les « théories » familières de notre vie courante
___
1 Charles Sanders Peirce, « La maxime du pragmatisme », Conférences à Harvard, 1903.
2 « To comprehend and cope with our environment we develop mental patterns or concepts of meaning (…) The activity is dialectic in nature generating both disorder and order that emerges as a changing and expanding universe of mental concepts matched to a changing and expand-ing universe of observed reality » John Boyd, « Destruction and Creation », US Army Command and General Staff College, 1976.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire