(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)
Épisode précédent : Notre pensée confrontée au monde réel
À chacune de nos activités correspond une « grille conceptuelle » différente : lorsque nous conduisons notre voiture, faisons la cuisine, cultivons notre potager, lisons un livre, surfons sur l’Internet, etc., nous ne voyons et ne devons pas voir les mêmes choses. Chaque entreprise, chaque institution a sa propre grille conceptuelle, adaptée à ses actions et qui fournit une vision partagée à l’intellect des personnes qui y travaillent : la grille conceptuelle d’un hôpital n’est pas la même que celle d’un transporteur aérien, d’une banque, d’un institut de statistique, etc. Chaque spécialité professionnelle a elle aussi sa grille conceptuelle : celle d’un chirurgien n’est pas la même que celle d’un endocrinologue bien que tous deux soient des médecins, et leurs grilles diffèrent de celle d’un comptable.
Toute action, quelle qu’elle soit, vise par ailleurs à répondre à une situation en obtenant un effet dans le monde réel, qu’il s’agit donc de transformer fût-ce à toute petite échelle : cela implique une causalité. La grille conceptuelle, qui délimite et classe la perception du monde réel, doit donc être associée à des hypothèses causales : lorsqu’un conducteur appuie sur le frein ou l’accélérateur, lorsqu’il tourne le volant, il postule que ces actions auront les effets qu’il anticipe. D’autres hypothèses portent sur la structure du monde sur lequel on entend agir : l’axiome d’Euclide permet par exemple de raisonner sur l’espace dans lequel se déroule notre vie courante (mais il n'est vérifié ni sur la surface approximativement sphérique du globe terrestre, ni dans le Cosmos).
L’association d’une grille conceptuelle avec des hypothèses forme une théorie. Ce qui est « théorique », croit-on cependant, est le contraire de ce qui est « pratique » : nous pensons que la théorie est l’œuvre de Théoriciens qui explorent le monde des idées, comme le font les mathématiciens et les philosophes, ou le monde de la nature comme le font ceux qui font progresser la science expérimentale.
Pour bien comprendre ce qu’est la théorie pour ces chercheurs, il faut reconnaître qu’elle est présente dans notre action quotidienne et qu’elle lui procure son efficacité. Apprendre à faire quelque chose, c’est en effet assimiler la grille conceptuelle qui concentre la vision sur les êtres et attributs utiles à cette action, ainsi que les hypothèses concernant la situation et les causalités : c’est donc assimiler une théorie même si ce que l’on apprend n’est pas présenté sous une forme explicitement théorique.
La langue courante est celle de la conversation : elle suggère plus qu’elle ne dit grâce aux connotations qui entourent chaque mot et facilitent, au prix d’une imprécision, une compréhension « à demi mot ». La langue de l’action, qui est aussi la langue de la théorie, est par contre d’une précision sèche : elle dépouille chaque mot de son auréole de connotations pour ne plus désigner qu’une chose et une seule. Tandis que le mot « scalpel » évoque, dans la lange courante, une coupure dont l’image fait frissonner notre chair, il désigne pour le chirurgien un instrument dont la fonction est précise, et il en est de même de tous les mots de métier ou de pratique, « truelle », « algorithme », « pignon », « rasoir », etc.
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