vendredi 26 juillet 2019

À propos de l’« information »

Je viens de publier une vidéo consacrée au mot "information" (et à sa descendance).

Voici le texte de mon exposé :

J’inaugure aujourd’hui ma chaîne YouTube en vous invitant à partager une réflexion sur le mot « information ».

Dans l’usage courant, ce mot désigne ce qu’apporte la connaissance d’un fait, et nous disons « les informations » pour nommer le journal télévisé de vingt heures, censé nous apporter la connaissance du monde.

Claude Shannon a construit une « théorie de l'information » mais elle ne considère que la qualité de la transmission des messages et ignore donc leur signification : cette théorie répond aux besoins des télécommunications. Lisons Shannon, qui a d’ailleurs parlé d’une théorie de la communication et non de l’information :

« Souvent les messages ont une signification (meaning), c’est-à-dire se réfèrent à des entités conceptuelles ou physiques. Ces aspects sémantiques de la communication sont sans importance pour l’ingénierie ».

« Frequently the messages have meaning; that is they refer to or are correlated according to some system with certain physical or conceptual entities. These semantic aspects of communication are irrelevant to the engineering problem » (Claude Shannon, A Mathematical Theory of Communication, The Bell System Technical Journal, octobre 1948).

Le philosophe Gilbert Simondon a proposé une autre théorie : l'information est selon lui la forme intérieure que la rencontre d'un document procure à un cerveau humain à condition qu’il sache l'interpréter. Lisons-le :

« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Éditions de la transparence, 2010, p. 159).

Prenons le mot « information » selon le sens que lui donne Simondon : il est conforme à l’étymologie selon laquelle « informer » quelqu’un, c’est lui donner une forme intérieure et donc une capacité d’action.

Cette définition de l’information nous permet d’approfondir le sens du mot « informatique », inventé en 1962 par Philippe Dreyfus pour traduire l’anglais « computer science ». Ce mot fusionne « information » et « automate » et désigne donc à la fois ce qui se passe dans le cerveau humain qui s’informe (et se transforme) pour agir, et l’action de l’automate programmable que l’on nomme « ordinateur ».

Cela nous invite à considérer la naissance, l’émergence de l’être nouveau qui résulte de l’alliage, de la symbiose, du cerveau humain et de l’ordinateur qu’a annoncée en 1960 Joseph Licklider : « l’espoir, c’est que dans peu d’années les cerveaux humains et les ordinateurs seront couplés très étroitement et que le partenariat qui en résultera pensera comme aucun cerveau humain n’a pu penser auparavant ».

« The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought » (Joseph Licklider, Man Computer Symbiosis, IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).

Il faut écarter ici un malentendu. On associe souvent le mot « informatique » à la conception péjorative et craintive de la technique, que Gilbert Simondon a critiquée en ces termes :

« La culture s'est constituée en système de défense contre les techniques ; or cette défense se présente comme une défense de l'homme, supposant que les objets techniques ne contiennent pas de réalité humaine. (…) Pour jouer son rôle complet, la culture doit incorporer les êtres techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958, p, 9).

Si l’on se représente l’informatique comme une technique, et si l’on croit la technique étrangère et hostile à la culture, on rate quelque chose d’essentiel. La symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur fait en effet apparaître dans le monde une nouveauté aussi radicale que le furent au néolithique celles de la main humaine et de l’outil, au XVe siècle avant Jésus-Christ celle du cerveau humain et de l’écriture alphabétique, au XVIIIe siècle celle de la main d’œuvre et de la machine.

Cette nouveauté a des conséquences dans tous les domaines de l’anthropologie : dans la définition des institutions, dans la sociologie des organisations, dans la psychologie des personnes, dans l’exercice de la pensée, dans les valeurs qui confèrent leur sens aux intentions et aux actions humaines.

Le mot « informatisation » convient pour désigner ces conséquences anthropologiques. Il indique en outre une dynamique, une trajectoire, et suggère que la situation présente comporte un ressort qui la propulse vers une situation future. Celui qui perçoit la dynamique de l’informatisation peut, dans une certaine mesure, anticiper la situation future.

Les possibilités nouvelles sont accompagnées de dangers nouveaux. L’Internet, ayant supprimé nombre des effets de la distance géographique, a favorisé la délocalisation des activités. La logistique des containers a contribué à la mondialisation, la puissance de calcul des ordinateurs a encouragé la financiarisation.

*     *

Le langage usuel a cependant remplacé « informatique » et « informatisation » par le mot « numérique », qui signifie que dans la couche la plus physique de l’ordinateur les documents et les programmes sont représentés par une suite de 0 et de 1. Certes ce fait est incontestable, mais « numérique » n’incite pas l’intuition à considérer les autres dimensions du phénomène : il risque donc de masquer son ampleur anthropologique.

La sagesse recommande certes de se conformer à l’usage de la langue mais il faut pourtant savoir parfois s’en écarter. S’il m’arrive d’utiliser le mot « numérique » pour ne pas contrarier, je ne perds pas de vue que le mot « information » signifie « donner une forme intérieure », et que le mot « informatique » désigne en fait la science de la relation entre l’être humain et l’automate programmable.

1 commentaire:

  1. Je recommande la lecture de Simondon, c'est compliqué mais ça vaut le coup car ça amène une profondeur de réflexion très intéressante au sujet de la relation de l'Homme avec la technique

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