Boeing a donc choisi d’adapter un modèle vieux de plus de 50 ans, le Boeing 737. Il ne serait pas nécessaire d’employer des ingénieurs expérimentés, ce serait autant d’économisé : les dirigeants estiment d’ailleurs que « Boeing doesn’t need senior engineers because its products are mature », ce qui a pu faire dire « engineering started becoming a commodity1 ».
Pour répondre à Airbus il fallait équiper cet avion d’un moteur puissant, le LEAP de Safran et GE. Mais le 737, dont le train d’atterrissage est court, manquait de place pour ce gros moteur : il a fallu déplacer la nacelle vers l’avant et vers le haut.
Ce changement ayant déséquilibré la cellule (fuselage, voilure, nacelles) l’avion aura tendance à se cabrer. Pour corriger ce défaut il aurait fallu déplacer dérives et moteurs, mais cela aurait demandé un délai de cinq à dix ans.
Qu’à cela ne tienne : « il n’y a qu’à » le corriger avec un logiciel. Certes c’est contraire aux règles d’ingénierie de l’aéronautique, dont la démarche normale consiste à concevoir d’abord une cellule physique robuste, équilibrée, aérodynamique, etc., puis à équiper ensuite cette cellule de logiciels qui permettront d’en tirer le meilleur parti2. Mais le comité de direction exigeait de faire vite et pour pas cher, il n’écoutait pas les ingénieurs et il était peu sensible aux règles d’ingénierie3.
Pour compenser la tendance de l’avion à se cabrer on va donc l’équiper d’un logiciel qui, dans certaines circonstances, le forcera à piquer.
Ici ont été commises trois erreurs :
1) avoir fait de ce logiciel le maître absolu du pilotage, ce qui empêchera le pilote de récupérer l’avion en pilotage manuel ;
2) dire aux compagnies que c'était une option payante, alors que le logiciel était installé en série sur les avions : les pilotes des compagnies qui ne prenaient pas l'option n'ont pas été formés puisqu’il n’y avait apparemment pas besoin de formation ;
3) avoir dissimulé ou menti aux autorités de certification en leur disant que cette modification était mineure, alors qu'elle était on ne peut plus majeure.
Des risques ont par ailleurs été pris sur la qualité du logiciel : « The Max software was developed at a time Boeing was laying off experienced engineers and pressing suppliers to cut costs. Increasingly, the iconic American planemaker and its subcontractors have relied on temporary workers making as little as $9 an hour to develop and test software, often from countries lacking a deep background in aerospace -- notably India4. »
Le matériel était lui aussi douteux : « In Flight simulator test, an F.A.A. pilot was unable to quickly and easily follow Boeing’s emergency procedures to regain control of the plane. The pilot rated that failure as catastrophic, meaning it could lead to the loss of an aircraft midflight. The issue is linked to the data-processing speed of a specific flight control computer chip. In the test, the F.A.A. pilot encountered delays in executing a crucial step required to stabilize an aircraft5. »
Enfin des ingénieurs ont été stupéfaits de découvrir que le MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System), logiciel impliqué dans les accidents, était commandé par un seul capteur alors que la règle et la prudence en exigent au moins deux : « the current and former employees, many of whom spoke on the condition of anonymity because of the continuing investigations, said that after the first crash, they were stunned to discover MCAS relied on a single sensor. “That’s nuts,” said an engineer who helped design MCAS. “I’m shocked,” said a safety analyst who scrutinized it. “To me, it seems like somebody didn’t understand what they were doing,” said an engineer who assessed the system’s sensors6. »
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Tout produit nouveau présentant des risques, la tâche de l’ingénieur, tout comme celle de l’automobiliste qui conduit sa voiture, est de réduire le plus possible la probabilité d’un accident.
Il semble bien que Boeing ait empilé risque sur risque dans la conception du 737 Max pour faire vite et réduire les coûts, de sorte que la probabilité d'un accident était élevée : il en est résulté le 29 octobre 2018 celui du vol Lion Air 610 (189 morts), puis le 10 mars 2019 celui du vol Ethiopian Airlines 302 (157 morts).
Les 737 Max étant maintenant cloués au sol, les compagnies aériennes qui en possèdent ne peuvent pas les exploiter. La F.A.A. qui avait certifié l’avion, et que l’on soupçonne d’avoir été laxiste, est devenue exigeante et il en est de même des certificateurs canadien, européen et chinois : personne ne peut dire à quelle date le 737 Max pourra être de nouveau en exploitation. Il faudra un puissant effort de communication pour que les pilotes, hôtesses et passagers acceptent de monter à son bord.
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Boeing est une entreprise énorme qui possède des compétences élevées et jouit d’un soutien politique sans faille, mais l’événement a révélé qu’elle était en crise : il n’est pas sain, pour une entreprise essentiellement technique, de se séparer des ingénieurs les plus expérimentés, de sous-traiter des travaux cruciaux, de faire litière des règles d’ingénierie.
Les dirigeants de Boeing, notamment son CEO Dennis Muilenburg, ont fait sur la qualité et la sécurité de leurs avions des déclarations d’une emphase convenue et aussi peu convaincantes que celles, naguère, de Volkswagen sur la propreté de ses moteurs Diesel.
Airbus doit se garder de céder à la Schadenfreude car il n’est pas certain que son management soit de meilleure qualité que celui de Boeing : espérons que cette crise puisse lui servir de signal avertisseur.
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1 Peter Robison, Boeing’s 737 Max Software Outsourced to $9-an-Hour Engineers, Bloomberg, 28 juin 2019.
2 Logiciel et cellule sont en fait conçus ensemble : la succession évoquée ici est logique et non chronologique.
3 Lomig Guillo, Boeing 737 Max : un mauvais management à l’originedes accidents ? Capital, 5 juin 2019.
4 Peter Robison, op. cit.
5 Natalie Kitroeff et Tiffany Hsu, Boeing’s 737 Max Suffers Setback in Flight Simulator Test, The New York Times, 26 juin 2019.
6 Jack Nicas, Natalie Kitroeff, David Gelles et James Glanz, Boeing Built Deadly Assumptions Into 737 Max, Blind to a Late Design Change, The New York Times, 1er juin 2019.
Très bon article, qui explique très bien la situation de Boeing face à la crise engendrée par les défauts de conception du Max.
RépondreSupprimerMerci Michel pour ce bon résumé de la situation au vue des articles et des connaissances métiers. Boeing est dans une situation compliquée et l'ingénieur en chef du 737Max devra justifier tous ces choix techniques qui ne semblent pas avoir été maîtrisés complètement.
RépondreSupprimerMerci pour ce très bon exposé des faits. Les économies sur la conception aérienne se paient tôt ou tard en vies humaines. Là elles ont été permises par la collusion entre Boeing et la FAA organisme dont l'essence même est de garantir l’innocuité des avions. La perte de confiance envers l'organisme certificateur FAA aura, à mon avis, plus de conséquences profondes pour les USA que la vaine et pathétique tentative de Boeing d'économiser en faisant une version de trop de son éculé 737... Il va falloir que la FAA se refasse une crédibilité internationale. Seule une interdiction définitive de vol du 737 re-motorisé avec le LEAP de Safran et GE ou avec n'importe quel réacteur trop gros pour la cellule, pourrait assurer à la FAA ce retour en grâce et en crédibilité internationale.
RépondreSupprimerBoeing a tué la poule aux oeufs d'or. COMAC (avion chinois) va pouvoir prendre place puisque c'est principalement l'argument de la sécurité aérienne qui permettait d'écarter ce concurrent. Désormais la confiance est brisée envers les autorités de certification FAA ou autre (car elles ont toutes accepté les vols du 737 Max). Mais le principal fautif est Boeing puisque c'est au constructeur de prévenir les autorités de certifications des modifications de l'avion. En l’occurrence la modification était majeure et ça n'a pas été avertit comme tel.
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