vendredi 26 juillet 2019

Penser le monde

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’informatisation (ou, comme on dit, le « numérique ») est un phénomène dont la complexité défie l’entendement. Il est donc utile de l’aborder à partir d’exemples tirés de la vie quotidienne et qui peuvent donc sembler banals, mais qui sont pourtant éclairants.

Considérons par exemple ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous conduisons notre voiture. Notre regard sélectionne, dans l’image qui s’imprime sur notre rétine, les seuls éléments nécessaires à la conduite : tracé et bordures de la voie, signalisation, autres véhicules et obstacles divers. Nous n’accordons en règle générale aucune attention aux détails de l’architecture, de la physionomie des passants, du paysage, etc.

Ainsi nous filtrons la richesse du monde réel, que nous percevons à travers une « grille conceptuelle » pour n’en retenir que ce qui est nécessaire à notre action du moment : « Consider what effects, that might conceivably have practical bearings, we conceive the object of our conception to have. Then, our conception of these effects is the whole of our conception of the object. » (Charles Sanders Pierce, « How to Make Our Ideas Clear », 1878).

La leçon que nous pouvons tirer de cet exemple a une portée générale. Le fait est en effet que tout objet concret, même très modeste, nous confronte à une complexité sans limite. Ma tasse de café a une composition moléculaire, une histoire, un destin énigmatiques : qui l’a fabriquée, et comment ? Qui l’a vendue, et quand ? Quand sera-t-elle cassée, et par qui ? Mais je n’ai que faire de ces interrogations : il me suffit de savoir prendre la tasse par son anse pour pouvoir boire mon café.

Ainsi tout objet réel, concret, est représenté dans notre cerveau par une image qui n’en retient que quelques attributs : nous le percevons à travers une « grille conceptuelle » qui sélectionne les concepts pertinents en regard de notre action, et ignore les autres.

À chacune de nos occupations, de nos actions, correspond une grille conceptuelle différente : notre regard n’est pas le même lorsque nous conduisons, lorsque nous nous promenons, lorsque nous faisons la cuisine, lorsque nous lisons un livre, etc. Chaque situation impose à notre action des exigences particulières dont résultent les concepts qui délimitent notre perception.

Cette même expérience individuelle se retrouve dans les entreprises : l’image qu’elles se font de leurs clients, de leurs produits, des entités de leur organisation, de leurs techniques, de leurs agents, etc. est soumise à la même exigence de pertinence, d’adéquation aux besoins de l’action. L’entreprise notera ceux des attributs d’un client dont la connaissance est nécessaire à sa relation avec lui et elle ignorera les autres, qui existent cependant : seul un policier note la couleur des yeux d’un de ses « clients », personne ne se soucie de noter le nombre de ses cheveux (nombre qui existe cependant même s’il change d’un instant à l’autre).

Ceux que l’entreprise charge de définir sa grille conceptuelle ou, comme on dit, son « référentiel », se trouvent confrontés à la complexité du monde, à la diversité illimitée des attributs de ses objets concrets. Ils ne peuvent aboutir que s’ils partent de la question « que voulons-nous faire ? », qui seule permet de sélectionner les attributs pertinents.

D’une situation à l’autre la grille conceptuelle change, avons nous dit. Mais ce changement n’est pas toujours facile, car il arrive que nous restions englués dans une représentation qui n’est plus pertinente : le professionnel qu’un souci préoccupe peine à participer à la conversation des personnes qui l’entourent, il faut quelques instants à l’automobiliste qui passe de l’autoroute à une route de montagne sinueuse pour adapter le style de sa conduite.

Dans une entreprise les choses sont encore plus difficiles. Chaque spécialité a sa propre grille conceptuelle, sa façon de considérer les choses, son vocabulaire, hérités d’une tradition est maintenus par la sociologie et les habitudes d’une corporation : les ingénieurs, commerciaux, techniciens, ouvriers, dirigeants, etc. voient le monde à travers des grilles différentes, et en outre chaque métier, chaque direction vit dans un univers sémantique particulier.

L’entreprise risque donc d’être le théâtre d’une abondance de malentendus. Le vocabulaire des directions étant différent le client recevra des dénominations diverses : « usager », « bénéficiaire », « assuré », « consommateur », « utilisateur », « passager », etc., et ce ne sont pas exactement des synonymes car des connotations particulières sont attachées à chacune.

Le pire danger cependant est celui des homonymes, ces mots que tout le monde emploie mais auxquels chaque direction donne un contenu qui lui est propre : on croit parler de la même chose alors qu’il n’en est rien, il en résulte un désordre inouï lors des réunions où se prépare la décision.

À chaque situation, avons-nous dit, correspond la grille conceptuelle qui lui est propre : il faut donc savoir passer de l’une à l’autre afin que notre action puisse répondre aux exigences de chacune, il ne faut pas rester englué dans une grille qui n’est plus pertinente.

L’entreprise propose à ses salariés le formalisme des procédures professionnelles et de l’organisation hiérarchique, qui délimite une grille conceptuelle étroite. Certains s’enferment dans ce « petit monde », et ce dont la grille fait abstraction se trouve dans la « tache aveugle » de leur perception : ils ne le voient pas, mais cela n’en n’en existe pas moins et cela se manifeste à l’occasion des incidents, pannes, conflits, etc.

D’autres savent, tout en agissant et travaillant dans le « petit monde » habituel de l’entreprise, garder conscience de la complexité illimitée du « grand monde » environnant et l’observer avec une vigilance périscopique.

Vivre dans le « grand monde » ou dans le « petit monde » confère aux personnes des aptitudes différentes. Un entrepreneur doit être attentif à l’évolution des techniques et de la réglementation, aux initiatives des concurrents, aux besoins des clients, toutes choses extérieures à l’entreprise et qui appartiennent au « grand monde » où se manifestent des êtres inconnus et des événements imprévisibles.

Le classement de sortie des grandes écoles, l’univers des conseils d’administration, la « création de valeur pour l’actionnaire » forment par contre un « petit monde » qui n’est pas celui de l’entrepreneur mais du « dirigeant ».

2 commentaires:

  1. Merci pour ce texte Michel. Il serait intéressant de comprendre pourquoi certains voient le grand monde et pourquoi d'autres ne le voient pas ou du moins se contentent du petit monde. Certains pensent peut-être que leur monde est grand alors qu'il est petit. L'immensité du monde fait parfois peur car on se dit qu'on va perdre des repères.

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  2. Penser le monde
    Je découvre votre site et votre blog avec bonheur.
    Vous parlez de l'entreprise et j'entends entreprendre.
    Pourquoi ne parler que de l'entreprise? N'est-ce pas réducteur. Il n'y a pas que dans l'entreprise qu'on peut parler de petit monde et de grand monde. Le monde est fait de tout un emboîtement de mondes qui répondent à la complexité et à la vivacité de nos sociétés.
    Dans chacun ce sont les aptitudes et les capacités des hommes qui leur donnent leurs couleurs.
    Pour avoir vécu en entreprise j'ai rencontré effectivement des groupes qui se bornaient à faire et d'autres qui cherchaient à aller plus loin.

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