jeudi 3 février 2022

L’iconomie est écologique

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

Taxer ?

Certains polémistes prétendent que l’informatique « consomme de l’énergie » et qu’il faut donc taxer les messages et vidéos qui passent sur l’Internet. Ils ne savent donc pas que l’économie informatisée est une économie des infrastructures, donc à coûts fixes, et que cela interdit d’assigner une dépense d’énergie à chaque transfert d’octets.

Pour éclairer le rapport entre l’informatisation et l’écologie, voyons à long terme

Plaçons-nous dans la situation où les entreprises, les consommateurs, les pouvoirs publics et le régulateur auraient, dans leur orientation et leur comportement, tiré toutes les conséquences de l’informatisation et atteindraient ainsi par hypothèse l’iconomie, économie informatisée pleinement efficace. Dans l’iconomie, chaque produit est un service ou un assemblage de biens et de services. L’Internet des objets permet de suivre les biens pendant leur cycle de vie, jusqu’à leur recyclage. L’iconomie est donc la base de l’économie circulaire qui interdit l’obsolescence programmée, garantit la durée de vie des biens et rend leur recyclage systématique (d’après le rapport de la Circle Economy l’économie circulaire permet de diminuer de 28 % le volume des matières premières consommées et de 1,5 °C le réchauffement du climat).

Les consommateurs suivront les entrepreneurs

Les consommateurs, eux aussi par hypothèse efficaces, savent choisir les produits qu’ils consomment ou utilisent selon le rapport de leur qualité subjective à leur prix, et non selon le seul prix seul : ils sont sensibles à leur utilité ainsi qu’à la désutilité que provoquent les atteintes à l’environnement et la destruction des ressources naturelles. Le consommateur qui achète des vêtements, des chaussures, des équipements ménagers dont la qualité lui convient n’éprouve pas le besoin d’en avoir un grand nombre ni de les renouveler fréquemment : il est donc sobre en quantité. L’iconomie connaît ainsi une croissance en qualité et non plus en quantité, donc économe en matières premières.

On peut bien sûr douter de la possibilité d’une telle évolution. Un pessimiste dira que l’économie et la société peuvent rester indéfiniment embourbées dans l’inefficacité, que l'iconomie ne sera jamais atteinte, que la croissance en qualité est un doux rêve et que seule une « décroissance » pourra répondre aux exigences de l’écologie.

On constate qu’une prise de conscience écologique se fait jour

Pourquoi « l’informatique réelle » est incomprise… et absente des programmes

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

L’informatique est essentielle en France pour la croissance et l’emploi, mais les candidats à la présidentielle en parlent peu ou pas du tout : cette absence est gravissime. Faut-il l’attribuer à la complexité du problème, ou au fait qu’il n’est, au fond, ni de droite ni de gauche ?

Dans chaque entreprise l’informatisation se concrétise par un « système d’information » qui comporte deux « couches » : l’une sémantique : les données\,; l’autre technique : la plateforme informatique (machines, logiciels). Ces deux couches interagissent pour servir l’action productive mais rencontrent des écueils dont la plupart des dirigeants sont peu conscients et les politiques moins encore, semble-t-il.

La sémantique, d’abord

L’entreprise observe les faits dont la connaissance est utile à son action : investissement, production et distribution, ainsi que relation avec les clients, fournisseurs et partenaires. De cette observation, résultent les données inscrites dans le système d’information. Deux obstacles se présentent alors :

– du désordre, car chaque direction, chaque usine, chaque partenaire classe, code et nomme les données à sa façon. Synonymes et homonymes abondent, et les derniers font que l’on ne peut plus savoir quel fait précis désigne une donnée\,;

– des difficultés : le désordre des données altère le processus de production, surtout lorsqu’il traverse les frontières entre plusieurs directions ou avec divers partenaires. Le souci de la qualité des données, le traitement des séries chronologiques, l’estimation des données manquantes, la présentation des tableaux de bord, etc. nécessitent par ailleurs des compétences en statistique et en économie que la plupart des entreprises, même les plus grandes, ne possèdent pas à un degré suffisant.

La plateforme, ensuite

On pourrait croire que le logiciel est logique, car il appartient au monde de la pensée alors que la matière dont sont faits les processeurs, mémoires et réseaux est soumise aux aléas du monde de la nature (transformation de la structure cristalline, effets du rayonnement cosmique, etc.).

Mais les logiciels qu'une DSI achète à des fournisseurs (systèmes d'exploitation, « progiciels », ERP, CRM, etc.) ne sont pas vraiment des « êtres logiques » : la plupart sont un assemblage de « boîtes noires » dont on ne connaît que les interfaces d'entrée et de sortie (les « API ») et qui ont été collées ensemble par une « glu » de code.

Intelligence artificielle : une urgence politique

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

Une « chose qui pense » ?

Le silicium dans lequel sont gravés processeurs et mémoires, muni d'un programme, serait capable de « penser comme un être humain », voire mieux ?

Une « chose qui pense » et qui n'est pas même vivante ! S'il est facile de l'imaginer dans des œuvres de fiction, cela risque de nous faire croire à un réel qui n’existe pas. Certains vont même plus loin : « si je peux imaginer une chose, semblent-ils dire, c'est qu'elle est réelle ». La porte à une « réalité alternative » est alors ouverte.

Une réalité pratique résultant d’un travail réalisé par des humains

Chaque application de l'intelligence artificielle s'appuie sur une base de données contenant des observations d’un grand nombre de cas individuels : certaines sont descriptives (symptômes observés sur des patients, données socio-économiques observées sur des ménages, etc.), d'autres classent les individus selon une nomenclature (diagnostic porté par des médecins, remboursement de la dette ou défaut de l'emprunteur, etc.).

Le cadre de cette base (liste des symptômes et des diagnostics) a été choisi par des humains, son contenu a été alimenté par des observations produites ou choisies par des humains. Elle est ensuite soumise à diverses techniques afin de mettre en évidence une corrélation entre symptômes et diagnostics. Lorsque tout se passe bien, ce travail aboutit à un logiciel de taille modeste qui, alimenté par des symptômes observés sur un nouvel individu, fournira une estimation du diagnostic de son cas, accompagnée d'un score de pertinence.

Il ne faut pas sous-estimer l'apport d’un tel instrument : le diagnostic est posé rapidement et de façon éventuellement plus fiable que par un humain. L'intelligence artificielle apporte ainsi rapidité et fiabilité à la fonction de l'intellect qui consiste à classer les objets qu'il perçoit (personnes, arbres, textes, etc.) selon des nomenclatures qui lui sont habituelles. Cette rapidité et cette fiabilité peuvent donner l'impression d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine mais elles caractérisent en fait toutes les applications de l’informatique.

Intelligence en conserve ou humaine ? Ce qui est vraiment nouveau, c’est le « cerveau-d’œuvre »

Pour que l’informatisation soit efficace en France et en Europe : l’« iconomie »

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

L’Institut de l’iconomie s’est donné pour mission d’éclairer les possibilités et les dangers que présente le phénomène de l’informatisation afin d’aider les responsables de l’économie et de la politique à prendre des décisions judicieuses. Il regroupe des économistes, sociologues, philosophes, historiens et informaticiens.

L’informatisation est un phénomène anthropologique complet (économique, culturel, intellectuel, sociologique, etc.). Nous en avons produit un modèle, l’iconomie, qui représente une économie et une société qui seraient par hypothèse parvenues à la maturité en regard des changements qu’apporte l’informatisation.

L’iconomie n’est donc ni une image de la situation présente, car nous sommes immatures en regard d’un phénomène dont la dynamique est encore mal comprise, ni une prévision car rien ne garantit que l’économie et la société atteindront un jour cette maturité.

Le modèle de l’iconomie est en fait un repère placé à l’horizon du futur et qui propose une orientation à l'action. Mettant en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité, il fournit des critères qui permettent d’évaluer la société informatisée actuelle en diagnostiquant les écarts à l’efficacité qui s’y manifestent.

On peut condenser les principaux résultats de ce modèle en quelques expressions : l’iconomie est une économie de la qualité, une économie du risque maximum, une économie de la compétence.

Une économie de la qualité

L’informatisation a vocation à automatiser toutes les tâches répétitives, qu’elles soient physiques ou mentales. La production étant automatisée, robotisée, l’essentiel du coût de production réside dans le coût fixe de conception, organisation, ingénierie, programmation, etc., et le coût marginal est négligeable.

Les marchés ne peuvent plus alors obéir au régime de la concurrence parfaite : les entreprises recherchent une position de monopole en offrant à un segment de la demande la variété d’un produit dont la qualité répond à ses besoins, le mot « qualité » désignant ici des attributs qualitatifs et non la seule finition du produit.

Ce monopole est cependant temporaire car il est faux que « the winner takes all » : les concurrents réagissent en offrant des produits de qualité différente. Le smartphone d’Apple est ainsi concurrencé par Samsung, Nokia, etc., Amazon est concurrencé par Alibaba et Jumia, Tesla sera concurrencé par d’autres constructeurs. Le régime du marché est alors celui de la concurrence monopolistique.

Le consommateur est invité à choisir selon le rapport qualité/prix des produits et non selon le seul prix : la consommation devient sélective en qualité et sobre en quantité, ce qui répond aux exigences de l’écologie.

samedi 29 janvier 2022

À quoi sert l’iconomie ?

L’iconomie est un modèle économique qui possède, comme un diamant, des facettes qui se complètent sans se contredire. Il rayonne une lumière qui éclaire notre situation.

Ce diamant, nous l’avons dans notre main. L’Institut de l’iconomie le tend à qui veut le prendre, c’est ainsi que les idées se diffusent.

La plupart se détournent cependant, comme si nous étions des mendiants et non les détenteurs d’une richesse que nous offrons en partage. Nous allons tâcher de comprendre pourquoi.

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Voici la définition de l'iconomie : l’iconomie est la représentation, ou « modèle », d’une économie et d’une société informatisées qui seraient par hypothèse parvenues à la pleine efficacité. Certains ne perçoivent pas ce qu’implique cette définition. Nous allons la méditer posément afin de l’assimiler et de la faire nôtre.

L’économie présente est l’économie informatisée : l’action productive s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel, de l’Internet, et toutes les autres techniques – mécanique, chimie, énergie, biologie – progressent aujourd’hui en s’informatisant.

Mais cette économie n’est pas pleinement efficace. La plupart des systèmes d’information dans lesquels se concrétise l’informatisation des entreprises présentent des défauts manifestes, la culture et les habitudes sont souvent contraires à l’efficacité : les silos de l’organisation hiérarchique, par exemple, érigent entre les divers métiers des cloisons qui interdisent leur coopération, pourtant nécessaire.

L’iconomie n’est donc pas une description réaliste de la situation présente. Ceux qui le lui reprocheraient auraient tort de croire que c’est un défaut rédhibitoire : il en est de même de tous les modèles économiques1.

Nombreux sont par ailleurs dans le public ceux qui reprochent à la science économique d’être impuissante à prévoir l’avenir et se gaussent de l’écart que l’on constate entre la situation réelle et les prévisions des économistes. Ce reproche tombe à faux car le but de la science économique n'est pas de prévoir le futur, mais d'éclairer la situation présente. 

Ce même reproche pourrait être adressé à l’iconomie, mais il tomberait encore plus à faux car elle n’est absolument pas une prévision. Rien ne garantit en effet que l’économie informatisée atteindra un jour la pleine efficacité : il restera certainement toujours des inefficacités et il se peut même que l’économie dans son ensemble, la société tout entière, choisissent de tourner le dos à l’efficacité. Contrairement à ce que pensent des économistes trop optimistes, l'efficacité n’est pas en effet un attracteur vers lequel l’évolution conduit spontanément : elle ne peut être conquise que par un choix collectif lucide et un effort persévérant.

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Si l’iconomie n’est pas réaliste, si elle n’est pas une prévision, à quoi peut-elle donc servir ?

mardi 25 janvier 2022

Le piège du « low cost »

Les émissions de télévision et les discussions au café du Commerce sont admiratives pour ceux qui savent « acheter malin » et trouver le magasin qui vend les pommes de terre, les poulets, les tomates, le foie gras, les vêtements, etc. les moins chers.

Mais le foie gras le moins cher, est-ce du foie gras ou un mélange trop astucieux de pâtés divers ? Les tomates les moins chères ont-elles la saveur de la tomate ? La chair des poulets les moins chers est-elle goûteuse ?

Se poser ces questions, c’est considérer non seulement le prix du produit mais aussi sa qualité : celle du tissu, de la coupe, de la couleur et des coutures d’un vêtement ; celle du goût, de la fraîcheur et de la salubrité d’un aliment ; celle de la solidité, du confort et de l’esthétique des chaussures, etc.

Celle aussi des équipements ménagers : à quoi sert d’acheter un aspirateur, une machine à laver, un réfrigérateur, un téléviseur, un ordinateur, un four à micro-ondes, etc., si cet équipement tombe souvent en panne (le réparateur n’est pas gratuit), si sa durée de vie est courte, s’il faut le remplacer souvent ?

Le volume des équipements ménagers mis au rebut excède la capacité des entreprises de recyclage. Ils sont abandonnés dans la nature, jetés dans la mer, transportés vers des pays pauvres où ils s’entasseront. Certains consommateurs le sentent confusément et cela les met mal à l’aise : ils préféreraient donc que les équipements soient de meilleure qualité.

Un peu de raisonnement économique élémentaire. La qualité d’un produit, c’est le niveau de la satisfaction qu’il procure à son consommateur ou son utilisateur : les tomates savoureuses, les poulets goûteux, apportent plus de plaisir que des tomates fades et farineuses, que des poulets secs et fibreux.

Pour les produits durables (vêtements, chaussures, équipements ménagers) la satisfaction est étalée dans le temps. Si l’on savait la chiffrer il faudrait dire que la qualité du produit aujourd’hui, c’est la somme actualisée des satisfactions futures. De ce point de vue un produit dont la durée de vie est courte – des chaussures peu solides, des vêtements qu’il faudra bientôt jeter, des équipements fragiles – est de basse qualité.

Les personnes qui préfèrent que le poulet qu’elles mangent soit savoureux accepteront de payer un prix plus élevé pour un meilleur poulet : elles choisissent donc selon « le rapport qualité/prix », et non selon « le prix le plus bas ».

jeudi 13 janvier 2022

Le cerveau d'oeuvre

 Dans l'économie actuelle l'acteur le plus important n'est ni l'être humain, ni l'ordinateur : c'est le couple qu'ils forment, résultat d'une symbiose qui lui permet de tirer le meilleur parti des qualités de l'un et de l'autre : puissance de calcul et fidélité de la mémoire de l'ordinateur, capacité à comprendre et créativité de l'être humain. 

On peut dire évidemment que l'être humain domine ce couple, et c'est vrai puisque l'ordinateur utilise des logiciels qui ont été programmés par des humains : oui, c'est vrai, et c'est heureux. Mais dans l'action quotidienne l'être humain n'a pas le loisir de reprogrammer l'ordinateur qu'il utilise, et donc il est légitime de distinguer ces deux acteurs afin de voir comment leur symbiose peut agir. 

Il suffit pour cela d'observer ce qui se passe en soi-même, dans les familles et dans les entreprises, puis d'en tirer les conséquences. Comment avez-vous assimilé les nouveautés que l'informatique vous a proposées (le traitement de texte, le tableur, la messagerie, le Web, les réseaux sociaux, etc.), comment se sont passés vos apprentissages ? Quelles leçons en tirez-vous pour les nouveautés futures ? 

À quoi vous sert votre smartphone, votre tablette (qui sont en fait des ordinateurs), comment les utilisez-vous ? À quoi vous servent le Web, les réseaux sociaux ? Combien de temps leur consacrez-vous chaque jour ?

Dans votre famille, comment partagez-vous l'accès aux ressources informatiques, leur usage ? Comment en parlez-vous ?

Dans votre entreprise, quelle est la part de votre temps que vous passez devant l'écran-clavier qui vous donne accès à un système d'information ? Quel est le partage du travail entre vous et la puissance de calcul et la mémoire informatiques ? Vous sentez-vous aidé ou contraint ? Les applications sont-elles d'un usage simple et commode ? La communication avec les autres personnes est-elle rendue facile et transparente, qu'elles appartiennent à votre direction ou à d'autres ? La relation avec les clients de votre entreprise, avec ses partenaires, avec ses fournisseurs, est-elle convenablement assistée par le système d'information ? 

Vous-même, enfin, sentez-vous que vous formez dans l'action un couple efficace avec la ressource informatique ? Ou bien pensez-vous que cela ne marche pas, que cela pourrait être amélioré, que le système d'information a été mal conçu ? 

Se poser ces questions-là (et quelques autres aussi, sans doute) permet d'éclairer la situation présente et de corriger des idées qui semblent bien enracinées dans l'opinion mais qui sont très critiquables. 

mardi 11 janvier 2022

Conversation avec un dirigeant

J'ai eu ces jours derniers une conversation instructive avec quelqu'un de très très important (disons : ministre ou équivalent). Je condense ici cet échange. 

J'ai posé trois questions à cette personne.
– Le numérique, c'est cool ?
(J'ai dit "numérique" alors que je préfère "informatisation", mais je sais que les gens à la mode croient ce dernier mot ringard.)
– Oh oui !
– Et les entreprises ?
– Aussi !
– Et les systèmes d'information ?
– Bof, non.
– Mais le numérique, dans une entreprise, c'est son système d'information !
– Ah bon !? (stupéfaction)

*     *

J'ai à l'esprit un diagramme de Venn : deux patates, l'une pour le numérique, l'autre pour les entreprises, et leur intersection : le système d'information qui concrétise le "numérique" dans chaque entreprise, chaque institution. 

Comment se peut-il qu'une personne qui n'est pas plus bête que la moyenne, qui le serait même plutôt un peu moins, juge "cool" chacune des deux patates mais non ce qu'elles ont en commun et qui devrait donc être jugé deux fois cool, ou cool au carré ? Il y a là un de ces illogismes qui abondent et ferment aux dirigeants la compréhension de la situation présente. 

Le "numérique", c'est cool : si vous prononcez ce mot lors d'un dîner en ville on vous écoutera parce que l'on pense à Google, Amazon, Facebook, etc. 

Les entreprises, c'est pas cool pour ceux qui penchent vers LFI ou EELV, très cool pour ceux qui sont plutôt LR ou LREM, tandis que le PS est partagé et que le RN a d'autres priorités. Mon interlocuteur pense que les entreprises sont très cool : cela donne une indication sur sa couleur politique. 

Les systèmes d'information, par contre, c'est pas cool du tout : ils traînent  l'odeur des informaticiens, ces gens qui ignorent les utilisateurs et consomment un gros budget pour des choses que personne ne comprend. 

*     *

Ainsi l'on vit, nous vivons, dans un monde d'images et de préjugés irréalistes et illogiques. Mais violer la logique, c'est violer la nature et elle se vengera. 

Ne rien comprendre à l'informatique, c'est ne rien comprendre à l'information, l'automate programmable et leur articulation.
Ne rien comprendre à l'informatisation, c'est ne percevoir ni la dynamique qui propulse notre histoire, ni le ressort tendu dans la situation présente.
Ignorer les systèmes d'information, c'est rater la façon dont l'informatisation se manifeste dans l'action organisée et productive. 

Certes il faut faire un effort pour comprendre l'informatique : il faut lire, étudier, écouter, réfléchir, bref surmonter les obstacles que rencontre toujours un apprenti - et nous sommes tous des apprentis, même à l'âge le plus mûr, lorsque nous entreprenons d'apprendre des choses nouvelles. 

Les personnes qui ont accédé aux fonctions les plus hautes ont auparavant, pour la plupart, étudié pour passer des examens et des concours. Mais maintenant qu'elles ont "réussi" (croient-elles) elles n'éprouvent plus, pour la plupart encore, le besoin d'apprendre. 

Vous êtes docteur ? Agrégé ? Professeur des universités ? PDG ? Directeur ? Ministre ? Président ? 

Eh bien il faut, pour pouvoir faire face à la situation historique présente, que vous acceptiez de redevenir un bizut, de vous mettre à l'école de gens dont la position sociale vous semble peut-être inférieure à la vôtre mais qui savent, eux, des choses que vous ignorez. 

Si vous êtes de ceux dont l'intellect se limite à la lecture du journal quotidien, vous vivez dans un monde que vous ne pouvez plus comprendre, dans lequel vous ne pourrez pas vous orienter. Certes cela ne vous empêchera pas de faire carrière si vous savez jouer sur l'échiquier du pouvoir, car l'instinct y suffit, mais cela empêchera assurément vos étudiants, votre entreprise, votre direction, votre ministère, votre pays, de sortir de l'ornière où vous les aurez laissés. 


dimanche 9 janvier 2022

Dans les batailles de rue au Kazakhstan, des signes d’un affrontement au sein de l’élite

(Traduction de Ivan Nechepurenko and Andrew Higgins, « In Kazakhstan’s Street Battles, Signs of Elites Fighting Each Other », The New York Times, 7 janvier 2022, )

Les raisons de la crise sanglante en Asie centrale restent obscures mais les experts disent que le mécontentement populaire pourrait masquer une lutte de pouvoir à l'ancienne au sein de la faction au pouvoir.

BISHKEK, Kyrgyzstan — Ce n'était pas une grande surprise lorsqu'une ville pétrolière en ruine dans l'ouest du Kazakhstan a manifesté dimanche dernier, 10 ans après que les forces de sécurité y aient tué plus d'une douzaine de travailleurs qui avaient fait grève à cause de leurs salaires et de leurs mauvaises conditions de vie.

Mais il est mystérieux que des manifestations pacifiques contre la hausse des prix du carburant le week-end dernier à Zhanaozen, colonie crasseuse de l'ère soviétique près de la mer Caspienne, se soient soudainement propagées sur plus de deux mille kilomètres sur toute la longueur du plus grand pays d'Asie centrale, transformant la ville kazakhe la plus grande et la plus prospère en une zone de guerre jonchée de cadavres, de bâtiments incendiés et de voitures incinérées.

Les violences de cette semaine à Almaty, ancienne capitale et toujours centre commercial et culturel du Kazakhstan, ont choqué à peu près tout le monde – pas seulement son président qui, fortifié par les troupes russes, a ordonné vendredi aux forces de sécurité de « tirer sans avertissement » pour rétablir l'ordre, mais aussi les détracteurs du gouvernement qui ont longtemps critiqué la répression et la corruption généralisée dans ce pays riche en pétrole.

La crise a coïncidé avec une lutte pour le pouvoir au sein du gouvernement, faisant penser que les personnes qui se battaient dans les rues étaient des partisans de factions rivales de l'élite politique. On spécule aussi sur l'ingérence du Kremlin et sur une foule d'autres causes possibles et obscures. La seule chose qui soit claire, c'est que les convulsions du pays impliquent plus qu'un simple affrontement entre des manifestants exprimant leur mécontentement et l'appareil sécuritaire d'un régime autoritaire.

Le Kazakhstan étant désormais largement isolé du monde extérieur – ses principaux aéroports sont fermés ou réquisitionnés par les troupes russes tandis que les services Internet et les lignes téléphoniques sont pour la plupart en panne – les informations sont rares.

Faisant écho au refrain des dirigeants répressifs du monde entier lorsqu’ils sont confrontés à des manifestations, le président Kassym-Jomart Tokayev a fustigé vendredi les libéraux et les défenseurs des droits de l’homme et déploré que les autorités aient été trop laxistes.

Peu de gens l’approuvent, d'autant plus que ce message est soutenu par la Russie qui a envoyé jeudi des troupes pour aider M. Tokayev à reprendre le contrôle et qu’elle a une longue tradition d'interprétation de toutes les expressions de mécontentement chez elle et dans d'anciens territoires soviétiques comme l’œuvre de fauteurs de troubles libéraux mécontents.

Mais il y a de plus en plus de preuves que le chaos à Almaty, épicentre de la tourmente de cette semaine, a été plus qu'une simple folie des manifestants.

mardi 28 décembre 2021

L'aveuglement de la corporation des économistes

L'Opinion du 28 décembre a publié un entretien avec Jean-Hervé Lorenzi, fondateur et président honoraire du Cercle des économistes, président des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.

Cet entretien contient un paragraphe qui représente bien l'opinion de la majorité des économistes sur l'informatisation :

« Vous parlez des gains de productivité. En 1987, Robert Solow écrivait qu’"on peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité". Et c’est toujours le cas…

« Tout à fait. C’est parce que la révolution numérique n’a pas encore véritablement eu lieu, contrairement à la santé dont les progrès incroyables ont un impact direct sur l’allongement de la durée de vie, ou l’astrophysique qui va permettre la conquête de nouveaux territoires pour le siècle à venir. Schumpeter a très bien décrit le fait que les révolutions industrielles sont toujours un moment particulier où une série d’innovations se renforcent les unes les autres pour créer un nouveau système technique, qui lui-même engendre un nouveau système de consommation avec la création de nouveaux objets. Exemple typique : l’électricité. En quoi les plateformes du numérique ont-elles produit des objets nouveaux ? Le numérique a apporté de grands changements dans l’organisation entre producteur et consommateur, mais rien de plus. Il n’a pas produit de biens fondamentalement nouveaux. Cela ne veut pas dire que cette révolution n’arrivera pas un jour, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. »

*     *

Selon Lorenzi les micro-ordinateurs, tablettes, smartphones, l'Internet et les robots ne seraient donc pas des « produits nouveaux » ; les produits que l'informatisation a transformés (automobiles, avions, équipements ménagers, etc.) n'auraient eux aussi rien de nouveau ; la bioinformatique n'aurait pas transformé la biologie ; la finance n'aurait pas été informatisée, pour le meilleur et pour le pire, etc.

Ces économistes-là sont donc aveugles devant la situation présente de l'économie et de la société. Ils n'en voient ni les possibilités, ni les dangers, mais les politiques les considèrent comme des experts et ils sont écoutés (voir « La trahison des clercs »).

Cela a des conséquences : il n'est pas surprenant que la France se trouve à la traîne devant le phénomène de l'informatisation, que ses dirigeants tardent à s'en forger une intuition.

samedi 25 décembre 2021

Tradition, raison, science, imaginaire et délire

L’exercice de la pensée a connu plusieurs étapes, séparées par des transitions qui ont changé sa nature : la pensée a été d’abord et longtemps traditionnelle, puis les Grecs ont inventé la raison, ensuite la science expérimentale a été inventée à la Renaissance, l’imaginaire enfin a été cultivé par la littérature et le spectacle.

Tradition, raison, science et imaginaire : ces quatre formes de la pensée se conjuguent pour interagir dans la société, les institutions et les entreprises.

Notre époque voit cependant émerger une pensée qui, s’appuyant exclusivement sur l’imaginaire, se détourne de la tradition, de la raison et de la science. Ce fait n’a semble-t-il aucun précédent dans l’histoire. Il inaugure une évolution périlleuse pour la vie intellectuelle et pour la vie en société.

La relation entre la pensée et l’action

Notre perception plaque sur le monde réel une grille conceptuelle, ou comme disent certains informaticiens une « ontologie », qui délimite ce que nous voyons et, en complément, ce que nous ne voyons pas et qui se trouve dans la tache aveugle de notre perception.

Nous ne voyons pas la même chose lorsque nous conduisons un voiture ou lorsque nous lisons un livre : nous disposons donc de diverses ontologies, répondant chacune à un type d’action.

Chaque entreprise, être collectif voué à l’action productive, définit son ontologie en choisissant les faits qu’elle va observer ainsi que les données que l’observation va lui procurer : elle construit ainsi le « référentiel » de son système d’information. La qualité de ce référentiel s’évalue en termes de cohérence, condition nécessaire car une pensée qui se contredit elle-même est stérile1, et surtout en termes de pertinence : les données que l’observation sélectionne doivent être celles qui éclairent l’action de l’entreprise.

Le monde de la tradition

Le monde de la tradition est celui des habitudes, convictions et croyances acquises par l’éducation et transmises aux enfants, avec le langage, par leurs parents, l’école et les camarades. Chaque tradition a une origine dont la conscience s’est estompée, faisant place à une habitude. La tradition résiste donc à l’évolution, et si elle évolue malgré cette résistance c’est (sauf catastrophe) très lentement : elle ne change pas d’un jour à l’autre.

jeudi 16 décembre 2021

Kolmogorov, Mathématiques, Les Éditions du Bec de l’Aigle, 2020

André Cabannes a traduit du russe ces trois gros volumes. Ils présentent les mathématiques sous un jour inhabituel pour des Français : les Russes n’ont pas été soumis au carcan de Bourbaki et cela ne les a pas rendus moins savants, au contraire.

À ceux qui ont subi tant de cours rendus méthodiquement incompréhensibles par une « rigueur » qui cultivait l’abstraction la plus raide, l’école russe de mathématiques, ancrée dans la physique et la pratique des ingénieurs, apporte un point de vue libérateur.

L’ouvrage rassemble les contributions de divers auteurs. Chacun a son style et insiste sur ce qui lui semble le plus intéressant, comme le fait le guide qui vous fait découvrir une ville. Ils nous invitent à explorer divers « pays » du continent des mathématiques, a acquérir l’intuition qui permet d’y trouver ses repères, à « réfléchir par soi-même » au lieu de se contenter d’assimiler les résultats qu’ont accumulés des savants.

On comprend alors que les mathématiques sont une démarche avec tout ce que cela implique : il s’agit de construire la maison, non de se contenter de l’habiter.

On croit généralement la recherche réservée aux Chercheurs, aux Savants, et ceux qui savent se moquent du débutant qui retrouve tout seul un « résultat bien connu ». Ils ont tort car il n’est pas indispensable d’être sur le front de taille historique de la connaissance pour être un chercheur authentique, fût-il tout petit : il s’agit seulement de se poser une question qui dépasse les moyens dont on dispose, et de construire ces moyens pour obtenir une réponse. On peut rencontrer un authentique chercheur parmi des lycéens : Grothendieck en était déjà un lorsqu’il a redécouvert la formule de Héron d’Alexandrie.

Explorer des « pays différents » – les fonctions analytiques, le calcul des probabilités, la topologie, etc. – ne suffit pas à combler l’intuition du penseur qui sait, ou devine, que ces « pays » sont reliés par des échanges : la recherche la plus profonde, la plus exigeante aussi, est celle qui, mettant à jour la solidarité entre des univers logiques a priori séparés, fait apparaître qu’ils peuvent s’enrichir par une fécondation mutuelle.

Cependant cette recherche ne peut être menée à bien que si l’on connaît les « pays » qu’il s’agit de mettre en relation, que si on les a suffisamment pratiqués pour avoir une intuition exacte de leur contenu. L’enseignement qui présente par exemple les structures algébriques sans que l’on puisse savoir d’où elles viennent, ni pourquoi elles ont été retenues parmi toutes les formes a priori possibles, ignore que l’effort d’abstraction dont elles résultent s’enracinait dans une connaissance familière des êtres dont elles érigent le type.

Le travail animé par Kolmogorov invite le lecteur à acquérir cette connaissance familière. Les divers domaines des mathématiques sont présentés en partageant l’intuition de leurs premiers explorateurs, celle aussi des chercheurs qui en approfondissent encore aujourd’hui l’exploration. Cela encourage le lecteur a pratiquer lui-même la démarche du mathématicien créateur.

lundi 15 novembre 2021

L’informatisation, forme contemporaine de l’industrialisation

(Contribution au séminaire « Renaissance industrielle » de l’Institut d’études avancées de Nantes, 30 septembre 2021).

Industrialiser = informatiser

Bertrand Gille a proposé un découpage de l’histoire en périodes caractérisées chacune par un « système technique », synergie de quelques techniques fondamentales1. Il nomme ainsi « système technique moderne » celui qui a émergé à partir la fin du XVIIIe siècle en s’appuyant sur la synergie de la mécanique, de la chimie et de l’énergie.

On a nommé « industrialisation » ce phénomène auquel a été associée l’image d’une cheminée d’usine ou d’un engrenage. L’industrialisation n’a pas supprimé l’agriculture, jusqu’alors principale source de la richesse, mais elle l’a mécanisée, chimisée, et a fortement réduit sa part dans la population active (65 % en France en 1806, 4,5 % en 19962).

Si l’on prend le mot « industrie » par sa racine étymologique, « projection à l’extérieur d’un souffle intérieur » (Pierre Musso), on conçoit qu’il peut également être associé à d’autres systèmes techniques.

Vers 1975 a émergé3 ce que Bertrand Gille a nommé « système technique contemporain », qui s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Ce nouveau système technique ne supprime pas la mécanique, la chimie et l’énergie mais il les informatise, l’essentiel de leur évolution et de leurs progrès passant désormais par l’informatique (avec par exemple en mécanique la modélisation et la simulation 3D, la production addictive, etc.). La biologie elle-même s’appuie sur une bioinformatique4.

On peut donc dire que l’informatisation est la forme contemporaine de l’industrialisation.

Alors qu’« informatique » désigne un alliage de l’information avec l’automate qu’est l’ordinateur, « informatisation » désigne la dynamique du déploiement des applications de l’informatique et de leurs conséquences. Dans l’alliage, « information » doit être pris selon le sens précis que lui donne Gilbert Simondon :

« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Les éditions de la transparence, 2010).

samedi 6 novembre 2021

Le travail de l’écriture

La communication entre des humains transporte, d’une personne à une autre, des idées, images, intuitions, convictions, etc. Orale ou écrite, elle rencontre une même difficulté : alors que l’objet auquel pense le locuteur se présente à lui en entier comme le fait l’architecture d’une maison, il doit pour en communiquer l’image la faire passer par le fil d’un énoncé qui s’inscrit dans le temps avec un début, un développement et une fin.

Cette exigence est plus forte pour la communication écrite à qui font défaut l’éloquence du geste, les intonations de la voix, la chaleur d’une présence, et qui doit compenser cela par un surcroît de clarté, d’exactitude, d’élégance.

Chaque essayiste, chaque penseur rencontre donc cette question : pour communiquer une vision qui lui semble aussi évidente que celle d’un diamant ayant plusieurs facettes, par laquelle commencer, dans quel ordre les présenter, pour que l’interlocuteur puisse accéder à cette vision comme si elle était sienne ?

L’art de l’écrivain peut heureusement faire confiance à l’art du lecteur, dont l’intuition enrichit le texte en comblant ses lacunes. Il n’est donc pas nécessaire de tout lui dire, un exposé complet fatiguerait son attention : l’écriture la plus efficace sera celle qui suggère plus qu’elle ne dit.

Certains écrivains maîtrisent leur art à tel point que leurs phrases sont comme des flèches qui, vibrant en se fichant au cœur de la cible, procurent au lecteur une impulsion puissante : que l'on pense aux Provinciales.

D’autres, dont la langue est aussi fluide que le cours d’un ruisseau transparent, lui font parcourir sans que cela paraisse une architecture savante : je pense aux Liaisons dangereuses ou encore aux romans de Marcel Aymé.

D’autres encore, moins artistes mais plus puissants peut-être, font vivre au lecteur des situations qui irradient une énergie : ainsi chez Stendhal (par exemple lorsque Mme Grandet avoue son amour à Lucien Leuwen, ou pendant l'exquise relation de Fabrice del Dongo avec Clelia Conti), ainsi aussi dans un tout autre registre chez Balzac.

Certaines écritures sont tellement limpides qu’elles semblent couler de source : c’est le sommet de l’art, rarement atteint si ce n'est par La Fontaine. Un lecteur inattentif ne le remarquera pas car on ne remarque pas ce qui semble tout naturel.

Les amateurs de lecture ne se contentent pas d’interpréter un texte, ils veulent aussi savoir comment l’auteur s’y est pris. Ainsi leur lecture est double : tout en suivant le texte, ils cherchent les clés de sa construction.

La même « lecture double » peut être pratiquée lors de l’écoute de la musique, lors de la contemplation d’un tableau, etc. En écoutant par exemple les Lieder de Schubert, on découvre la profondeur généreuse à laquelle a pu accéder un être humain.

lundi 1 novembre 2021

Un exemple de sociologie appliquée

Le Canard Enchaîné a publié le mercredi 28 mars 2001 un petit article auquel je pense souvent. Après l'avoir lu vous saurez sans aucun doute pourquoi.

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Outrage et désespoir

« Votre honneur, b’jour ! »

Le jeune beur qui a l’expérience des tribunaux de séries télé américaines pénètre l’autre semaine dans la salle du tribunal correctionnel de Bobigny tenant à la main la casquette qu’il porte habituellement vissée à l’envers, visière sur le cou. A l’évidence, il n’en mène pas large.

« Vous êtes poursuivi pour outrage à agent, commence le président. Je lis le procès-verbal : vous avez traité le gardien de la paix X d’"enculé".
– Ben oui… j’étais véner. Euh… Vraiment énervé, Votre Honneur, m’sieu. Quand je suis énervé…
– Bon, vous ne niez pas les faits. Il faut tout de même vous contrôler ! Gardien de la paix X, vous êtes partie civile. Quelles sont vos demandes
 ? »

Le policier s’approche de la barre.
« Il n’y a eu qu’un outrage. Pas de violence. Je demande 1 F de dommages et intérêts. »
Sourire de soulagement du prévenu. Il est cool, le keuf ! Le président poursuit :
« Monsieur le Procureur, vous avez la parole pour vos réquisitions. »

Le substitut du procurer se lève. Pas cool du tout :
« L’affaire est grave, tonne-t-il. La police fait un métier difficile. Elle doit être défendue. On connaît l’engrenage. Cela commence par des insultes, ensuite viennent les violences, et après on tue ! Je réclame une peine de 5 000 F d’amende ! »

Le magistrat se rassoit. Le lourd silence est rompu par le jeune beur, qui se lève, indigné :
« C’est quoi ça ? Le keuf, je l’ai traité il demande 1 F, et l’autre bouffon là, je lui ai même rien dit, il veut 5 000 ! »

L’autre bouffon en est resté sans voix. Mais ce cri du cœur a fait rire le tribunal. Ce qui vaut toutes les plaidoiries. L’outrage à bouffon dans l’exercice de ses fonctions n’a pas été poursuivi.

dimanche 24 octobre 2021

Voyage dans le monde de la pensée

La raison rationnelle procure à l’intellect et à l’action le schéma conceptuel et hypothétique, ou « modèle », d’un existant qu’elle perçoit hic et nunc.

Le « modèle en couches » de la communication étend la portée de la raison rationnelle en modélisant une suite de conditions nécessaires.

La « raison systémique » apporte une deuxième extension, les éléments d’un système étant reliés non par une suite séquentielle mais par un réseau de communications.

Le système qu’est un organisme vivant – être humain, institution, entreprise – dépend d’un réseau d’organes. Il comporte trop d’imprévisibles pour que la raison systémique puisse le penser.

La « raison raisonnable » embrasse la consistance physique de l’organisme et comble, fût-ce de façon imprécise, l’écart entre le schéma rationnel et la complexité du vivant. Elle lève les énigmes que présentent à la raison systémique le personnage de l’entrepreneur comme la personne de l’entreprise.

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La raison rationnelle

La nature, monde de ce qui « existe réellement et de fait », présente à la pensée et à l’action des êtres dont l’existence, perçue dans l’instant, n’a pas d’autre condition qu’elle-même. La logique développe un attribut essentiel de la nature : aucun être réel ne peut être autre que ce qu’il est. Poser simultanément deux affirmations dont l’une est le contraire de l’autre, c’est violer la nature car aucun être réel ou possible ne peut se contredire lui-même.

La logique est donc l’instrument qui permet de trier parmi les idées, pensées, images et phrases, celles qui peuvent correspondre à un être réel ou possible, et d’éliminer celles qui ne sont qu’un assemblage d’images ou de mots sans contenu.

Le langage abonde en ambiguïtés qui peuvent faire croire à la réalité d’une contradiction (on rencontre le mot « contradiction » chez Hegel mais il n’est pas aisé de dégager le sens qu’il lui attribue1). On peut dire ainsi qu’une route pentue « monte et descend à la fois », mais cela dépend du sens dans lequel on la parcourt ; un même être peut être ceci à un moment et cela à un autre moment, mais cela dépend du moment que l’on considère ; chacun est libre de vouloir à la fois une chose et son contraire, mais ces deux désirs ne pourront pas être satisfaits simultanément, etc.

La complexité de la nature est sans limite car il est impossible de décrire entièrement l’objet le plus banal et a fortiori la nature. Tout ce qui est logique est donc réel, car si ce n’était pas le cas la complexité de la nature aurait une limite.

samedi 16 octobre 2021

À propos du « plan France 2030 »

J'ai beau chercher, je ne vois ni le « numérique », ni l'informatique dans le plan France 2030. Or si je ne m'abuse le système productif s'appuie aujourd’hui essentiellement sur l'informatique : la mécanique, la chimie, l'énergie et la biologie progressent en effet désormais en s'informatisant, ainsi d'ailleurs que l'organisation des entreprises.

On bave d'admiration devant les GAFAM, mais que font ces entreprises ? De l'informatique ! Si on veut vraiment lutter contre le réchauffement climatique, il faut s'appuyer sur l'informatique car c'est elle qui fournit les moyens d'agir et de contrôler ce que l'on fait.

Mais un dirigeant n'en sait pas plus que les experts qu'il écoute, or que lui disent les experts ? Que l'informatique, c'est ringard, et que ce qui compte, c'est le climat, les retraites et les inégalités. Rien à redire à ces priorités, mais comment agir quand on ne s'appuie pas sur les moyens de l'action ? Si on les ignore ? Si on les méprise ?

Quand donc la mode cessera-t-elle de tourner le dos à l'informatisation ? de l'ignorer ? de ne voir que la superficie du phénomène, les « usages » quotidiens, alors que le système productif est transformé en profondeur ? Il est vrai que pour l'utilisateur, tout est simple (ou presque) : il lui suffit de cliquer ici ou là. Mais pour que l'utilisateur puisse jouir de cette simplicité, il a fallu construire des architectures diablement compliquées, et faire en sorte qu'elles soient solides et fiables.

Il faudra aussi qu'un jour les entreprises comprennent que la qualité de leur organisation dépend (1) de celle de leurs données, souvent négligée, (2) de celle de l'informatisation de leurs processus et donc (3) de celle de leur système d'information.

Ah si seulement les données avaient été nettoyées de tous les homonymes et synonymes qui les polluent… et si seulement les systèmes d'information étaient autre chose qu'un empilage d'outils hétéroclites, impossible à comprendre et à maîtriser… Mettre de l'ordre dans ces fatras, voilà qui serait une bonne priorité stratégique pour France 2030 !

Autre priorité stratégique : faire en sorte que la France se place parmi les pays les plus efficaces dans la production des circuits intégrés… Encore une priorité : former des ingénieurs compétents en programmation parallèle…

Je pourrais continuer cette liste des priorités véritables pour la France en 2030, j'en reste à ces quelques exemples. On peut avoir plein de priorités judicieuses, mais il en est une plus importante : celle qui permet d'agir, et sans laquelle tout ce que l'on peut vouloir faire aboutira à l'échec.

Or ce qui permet d'agir aujourd'hui pour l'énergie, la mécanique, la chimie, la biologie, etc., c'est l'informatisation et l'alignement des valeurs de l'entreprise sur l'efficacité de la production, la qualité des produits, la satisfaction des clients, car en effet ce sont là les critères d'une informatisation réussie des processus de production.

Quand comprendra-t-on que l'informatisation est un phénomène anthropologique complet, qui transforme tout et qui conditionne tout ? Quand cessera-t-on de répéter des niaiseries à la mode ? Quand sera-t-on, enfin, sérieux devant la situation présente ?

 

vendredi 15 octobre 2021

Un bilan

Avec l’accumulation des années le corps se déglingue et l’échéance de la mort approche. Elle ne me semble pas effrayante, je la trouve même désirable à certains égards.

Cela m’invite à méditer et faire un bilan : ce que j’ai fait, ce que j’ai été. Je condense ici le résultat.

J’ai fait souffrir des personnes par indifférence, sottise ou méchanceté. Comme je le regrette ! L’action étant malheureusement irréversible, ce que j’ai fait a été fait. J’en porte la responsabilité.

J’ai souffert moi aussi. Seule la mort pouvant effacer ces souvenirs pénibles, je voudrais par moments qu’elle vînt plus vite.

Mon intelligence a d’étroites limites même si je m’efforce à garder les yeux ouverts : je suis souvent borné et buté comme un âne. Partout où je suis passé – et j’ai souvent changé d’endroit – j’ai cependant fait ce qui me semblait être mon devoir. Même si l’on peine parfois à trouver un chemin cette boussole indique une orientation droite. Mon inflexibilité a pu être incommode mais je crois que c’est la seule attitude qui puisse être féconde à la longue.

J’ai voulu ne pas faire carrière, j’ai soigneusement évité les pièges de la célébrité, sur ces deux points j’ai parfaitement réussi. Cela a sans doute réduit l’audience de mon travail mais il a pu rester sans complaisance. Quelques personnes disent qu’il leur est utile et cela me suffit.

Je ne suis pas de ceux qui ruminent les exemples de perversité et de médiocrité que donne notre espèce car ils me semblent plus que compensés par l’éclat lumineux des personnes généreuses que j’ai rencontrées parmi mes professeurs, mes collègues, mes collaborateurs, ainsi que parmi les commerçants et les artisans.

J’aurai été aimé bien plus que je ne le mérite et lorsque je serai mort la vie continuera avec tout ce que j’aime : les jeux des enfants, la beauté des femmes, le déploiement des nuages, le jaillissement toujours renouvelé de la nature, la noble générosité de certains êtres, l’élégance efficace de certaines œuvres. Penser cela me procure une joie profonde.

mardi 7 septembre 2021

Un pays disparaît

Je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’auteur, la traduction d’un article du New York Times qui témoigne de la vie quotidienne dans le Liban d’aujourd’hui.

Le lire nous fait mesurer les privilèges dont jouit un pays dont les institutions et les entreprises fonctionnent, dont les commerçants offrent tout ce dont un consommateur peut avoir besoin.

Nous croyons cela « normal » et « naturel » alors que cela résulte du travail organisé, de la volonté de millions de personnes. Une crise économique, financière, géopolitique ou autre peut à tout instant mettre à bas cet édifice délicat.

Cet article nous invite à mesurer l’inconséquence de ceux qui disent vouloir « tout détruire » parce qu’ils croient élégant de manifester un esprit dégagé des contingences, ou parce qu’ils éprouvent le besoin de soulager quelque malaise intime.

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Le Liban d’autrefois n’existe plus

Lina Mounzer

Mme Mounzer est une écrivaine et traductrice libanaise. Elle écrit dans le quotidien libanais L'Orient Today une chronique mensuelle sur les changements sociaux que provoque l'effondrement économique du pays.

The New York Times, 3 septembre 2021

BEYROUTH — Je n'aurais jamais pensé que je vivrais jusqu'à la fin du monde.

Mais c'est exactement ce que nous vivons aujourd'hui au Liban. La fin de tout un mode de vie. Les gros titres des journaux sont une liste de faits et de chiffres. La devise a perdu plus de 90 % de sa valeur depuis 2019 ; on estime que 78 % de la population vit dans la pauvreté ; il y a de graves pénuries de carburant et de diesel ; la société est au bord de l'implosion.

Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Cela signifie des jours entièrement occupés par la course aux nécessités de base. Une vie réduite à la logistique de la survie, une population épuisée physiquement, mentalement et émotionnellement.

J'aspire aux plaisirs les plus simples : se retrouver en famille le dimanche pour de bons repas, ils sont maintenant inabordables ; descendre sur la côte pour voir un ami, au lieu d'économiser mon essence pour les urgences ; sortir boire un verre dans le quartier Mar Mikhael de Beyrouth, sans compter combien de mes anciens repaires ont fermé. Je n'avais pas l'habitude de réfléchir à deux fois à ces choses, mais maintenant il est impossible d'imaginer un de ces luxes.

Je commence mes jours à Beyrouth déjà épuisée. Cela n'aide pas qu'il y ait une station-service au coin de ma maison. Les voitures commencent à faire la queue pour le carburant la veille, bloquant la circulation, et à 7 heures du matin, le bruit des klaxons et des cris de frustration provenant de la rue me tape sur les nerfs.

Il est presque impossible de s'asseoir pour travailler. La batterie de mon ordinateur portable ne dure pas longtemps de toute façon. Dans mon quartier, l'électricité fournie par le gouvernement ne fonctionne qu'une heure par jour. La batterie de l'onduleur qui permet au routeur Internet de fonctionner est à court de jus à midi. Je suis en retard à chaque échéance, j'ai écrit d'innombrables courriels honteux pour m’excuser. Qu'est-ce que je suis censée dire ? « Mon pays est en train de s'effondrer et il n'y a pas un seul moment de ma journée qui ne soit pas marqué par son effondrement » ? Les nuits sont blanches dans la chaleur étouffante de l'été. Les générateurs du bâtiment ne fonctionnent que quatre heures avant de s'éteindre vers minuit pour économiser du diesel, s'ils se sont allumés.

vendredi 3 septembre 2021

L’énigme du complotisme

Une énigme : pourquoi les théories du complot ont-elles autant d’adeptes ? Pourquoi suffit-il pour récolter un grand nombre de « followers » de publier un gros mensonge sur un réseau social ? Pourquoi Donald Trump est-il adulé par la moitié des Américains ? Comment Didier Raoult a-t-il pu convaincre tant de Français ?

Pourquoi tant de personnes aiment-elles à nier des faits avérés et à croire des choses fausses ? Pourquoi tous ces fantasmes à propos du vaccin contre la Covid 19 ? Pourquoi cette « résistance » au passe sanitaire ? Où est passée la raison que la famille et l’école devaient transmettre ?

Les sociologues et les politologues proposent leurs explications1. Pour trouver la mienne je me suis mis à la place de ces personnes et j'ai adhéré provisoirement à leur façon de voir. Je crois les avoir comprises, ce qui ne veut bien sûr pas dire que je les approuve ou les excuse. Je vous invite à accompagner cette exploration.

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Mon Moi réclame l’existence que la société du spectacle lui refuse, car seuls existent dans cette société ceux dont les médias diffusent l’image. Il faut donc pour m’affirmer que je pousse l’existant vers le néant : la réalité ne sera plus ce qui existe réellement et de fait, mais ce qu’il me convient à chaque instant d’affirmer. Le monde tel que je me le représente est ainsi ma création et quiconque nie ce que j’affirme s’expose à ma colère.

Mon Moi n’est pas exactement le Moi de l’individualisme mais le Moi de l’Individu, l’« Ego » qui s’affirme contre les choses et les êtres qui existent (ex-sistere, « se tenir debout à l’extérieur ») en dehors du monde des idées, images et pensées que le cerveau produit ou cultive. J’estime d’ailleurs être libre d’affirmer que le monde des réalités n’est qu’une apparence, puisqu’il est impossible de prouver qu’il existe indépendamment de la volonté de l’Ego.

La science expérimentale, qui prétend soumettre la pensée de l’Ego au constat des faits, est son pire ennemi. Sous le couvert de leur efficacité prétendue les institutions, les entreprises, les pouvoirs, sont les rouages d’un complot : tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font n’est qu’un mensonge dont le but est d’opprimer l’Ego.

Le monde, qui semblait complexe au point d’être opaque, s’éclaire alors car tout s’explique. Les choses dotées d’une masse et d’un volume, les institutions porteuses de règles, sont mauvaises : tandis que l’Ego est le Dieu du Bien de la Gnose2, elles expriment la volonté du Dieu du Mal. Sous la croûte superficielle et apparente du sol, révèle Qanon, un réseau de tunnels abrite des cultes sataniques.

Alors que l'individualiste veut être Roi et dominer le monde, l'Ego veut être Dieu et détruire le monde afin de le remplacer par la création qu'il affirme (voir « Le désir de chaos »). 

La communauté de point de vue entre les personnes qu’habite l’Ego fonde le succès de Trump et de Raoult : « voilà quelqu’un qui pense comme moi », se dit-on.

L’univers matériel et social qui fournit nourriture, logement, habillement, etc. n’intéresse pas l’Ego : il n’y pense pas plus qu’il ne le faut pour satisfaire ses besoins en pur consommateur. Certes il lui faut « gagner sa vie », mais son travail n’est que le théâtre de sa carrière. L’Autre n’étant pas plus réel que le reste du monde, il n’a pas de relation profonde avec autrui.